Contrechamp

VERS UNE EUROPE FORTERESSE

MIGRATIONS – Les politiques coercitives menées par la Suisse et l’Union européenne s’avèrent incapables de réguler les flux migratoires. Agir sur les causes des migrations de masse passe nécessairement par la refondation du système économique mondial.

Aujourd’hui, les personnes en mouvement de par le monde sont plus nombreuses qu’elles ne l’ont jamais été. On recense en effet plus de 200 millions de migrants internationaux, ce qui représente environ 3% de la population mondiale. Bien que le chiffre soit difficile à estimer, selon une étude de l’ONU de 2005, 20 à 30 millions de migrants se trouvent en situation illégale, ce qui représente 10% à 15% de la population mondiale de migrants. Selon l’Organisation internationale des migrations, trois millions de personnes vivent en situation irrégulière en Europe. En Suisse, selon une étude de 2005, entre 80 000 et 100 000 personnes seraient sans-papiers, parmi lesquelles 12 000 à 15 000 dans le canton de Vaud et 8000 à 10 000 dans celui de Genève.
Face à cette réalité, aucun Etat – ou groupement d’Etats comme l’Union européenne – ne peut faire l’économie d’une réflexion approfondie sur la question des migrations. La réflexion doit être globale. Elle doit intégrer non seulement la dimension de l’apport humain, social et économique de la migration pour les sociétés et les économies des pays d’accueil, mais aussi et surtout l’impact de cette migration pour la communauté humaine des pays d’origine. Cette réflexion doit également porter sur le cadre fixé à la migration légale et, plus encore, sur le traitement de la migration irrégulière, tout particulièrement sur les mécanismes de régularisation des sans-papiers. Enfin, il faut définir avec humanité une politique d’asile.

Ces dernières années, en raison du rapprochement avec l’Union européenne, la question migratoire en Suisse a progressivement changé de visage. Rappelons que ce rapprochement s’est matérialisé par l’acceptation, le 21 mai 2000, de l’accord de libre-circulation des personnes et par l’acceptation, le 5 juin 2005, de l’entrée de la Suisse dans l’espace Schengen-Dublin. Résultats? L’Européen est devenu un alter ego et les frontières se sont effacées à travers le continent. Mais parallèlement à cette ouverture, la Suisse et l’Union européenne se rejoignent dans un mouvement inverse: une véritable forteresse européenne se construit à notre insu.

Dans cette Europe forteresse, la criminalisation rampante des liens personnels et de solidarité avec les sans-papiers ou les requérants d’asile déboutés devient la règle. Ainsi, l’on ne peut éviter d’évoquer le cas de Jennifer, cette Française de vingt-trois ans qui, alors qu’elle diligentait à la préfecture les procédures en vue de son mariage, a vu son futur époux sans-papiers expulsé vers le Maroc et elle-même être renvoyée devant le Tribunal pour avoir hébergé un sans-papiers1. En Suisse, la situation n’est guère meilleure: après le Conseil National, le Conseil des Etats vient d’accepter, lors de la session en cours, la loi inspirée par la proposition du président de l’UDC visant à interdire la célébration de mariages avec des sans-papiers résidant en Suisse.

La «Directive européenne du retour», dénoncée par les organisations de défense des droits humains et de défense des migrants dans toute l’Europe comme «la directive de la honte», trouve son pendant plus dur encore en Suisse. En effet, alors qu’en Europe une personne peut être privée de liberté en vue de son refoulement jusqu’à dix-huit mois – sans même qu’il y ait eu d’infraction pénale –, en Suisse la loi sur les étrangers permet une détention administrative de vingt-quatre mois. Un nouvel échelon de cette fermeture sidérante de l’Europe a encore été atteint dernièrement: au début du mois de mai, malgré les appels à la raison de philosophes et des églises, le Parlement italien a adopté une réforme du droit pénal permettant de condamner le migrant foulant le sol italien de manière irrégulière à des amendes allant jusqu’à 10 000 euros. Absurdité totale dès lors que ces personnes sont issues de la misère et que de telles sanctions ne mettront pas fin aux flux migratoires.

En ce qui concerne le droit d’asile, c’est le désordre total. Il est en effet scandaleux que, selon le type de persécution ou le pays d’origine du requérant, l’asile soit accordé dans certains pays et refusé dans d’autres. Le cas de Fahad Kammas, devenu héros malgré lui du film de Fernand Melgar La Forteresse, est exemplaire. Ce traducteur irakien au service de l’armée américaine avait demandé l’asile politique d’abord à la Grèce – qui n’accorde pas l’asile aux Irakiens –, puis à la Suède et enfin à la Suisse. En vertu de l’accord de Dublin, il a été renvoyé en Suède où sa demande d’asile avait été rejetée en raison de la décision préalable de la Grèce, alors que son cas remplissait parfaitement les conditions d’octroi de l’asile en Suisse. Au-delà des questions de procédure, il est urgent que les pays européens unifient le droit d’asile. Toutefois, cette unification ne doit pas être le prétexte pour un nouveau tour de vis du droit d’asile.

Par ailleurs, depuis 2008, la Suisse participe à l’Agence européenne de contrôle des frontières FRONTEX. Cette agence est le lieu de la coopération et de la solidarité entre les Etats européens dans le contrôle des frontières extérieures. Il est donc juste d’un point de vue institutionnel et de solidarité avec les Etats européens que la Suisse y participe. Mais n’oublions pas que derrière sa devise «Libertas Securitas et Justicia», FRONTEX est la muraille réelle et concrète de la forteresse européenne: patrouilles sur terre ou sur mer, installations high-tech de détection de mouvement, radars, caméras, caméras infrarouges, grillages, autant de moyens de repousser l’étranger loin de nos frontières.

La concrétisation de ce contrôle, bien lointaine des préoccupations quotidiennes des citoyens européens et invisible pour l’écrasante majorité de ceux-ci, est terrifiante. Ainsi, la ville espagnole de Melilla sur terre africaine est entourée par un double système de grillages ponctué de miradors de verre et de béton, l’ensemble ayant été financé par l’Union européenne. Le tout est sévèrement contrôlé par la garde civile espagnole qui dispose d’un système électronique de détection hautement sophistiqué. La situation n’est pas très différente à Ceuta, où en 2005 la garde civile espagnole a tiré sur des migrants en faisant cinq morts. A la frontière Est de l’Union européenne avec l’Ukraine, c’est la mise en place de caméras infrarouges tous les 186 mètres en moyenne qui s’accompagne de patrouilles mixtes incluant les Ukrainiens. Les milliers, voire les dizaines de milliers, d’immigrants irréguliers en provenance d’Asie sont ainsi bloqués ou refoulés dans les 48 heures vers l’Ukraine où ils vivent dans des conditions effroyables dans l’attente de nouveaux essais de franchissement de la frontière. Mais FRONTEX, c’est aussi les collaborations avec la Libye et le refoulement vers ce pays de centaines de personnes sans même l’examen de leur demande d’asile, alors que la Libye – connue pour son arbitraire – n’a pas signé la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés.

Aujourd’hui, il est permis de douter que les politiques adoptées par la Suisse et l’Union européenne aient l’impact recherché sur les flux migratoires. Il est en effet certain que ces flux ne tariront que si l’on s’attaque préalablement aux motifs qui poussent des millions d’enfants, d’adolescents, d’hommes et de femmes à tout quitter pour le terrible et dramatique exode vers un lointain et virtuel Eldorado. Il en est des flux migratoires comme des cours d’eau: s’ils ne tarissent pas, aucun barrage – quelle que soit sa taille ou sa solidité initiale – n’évitera le débordement et ne résistera à long terme, sauf à ouvrir les vannes. A cet égard, rappelons qu’en l’an 2000, 50% de la richesse mondiale appartenait aux 2% les plus riches, alors que plus d’un milliard de personnes subsistaient avec moins d’un dollar par jour. Par ailleurs, en 2009, un quart des enfants de moins de cinq ans dans les pays en développement souffrent toujours de malnutrition, 11 millions d’enfants meurent chaque année avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans et 115 millions d’enfants en âge d’être scolarisés n’ont pas accès à l’éducation. Voilà les causes de l’émigration de masse auxquelles s’ajoutent les guerres et les catastrophes environnementales, et auxquelles il convient de répondre en priorité.

Avant la définition de toute politique migratoire, il y a nécessité de repenser les fondements du système économique mondial actuel, générateur de nombreuses injustices et d’immenses souffrances. Cette refondation du système est demandée avec de plus en plus d’insistance par de multiples acteurs de la scène internationale, partout dans le monde: les altermondialistes, les petits paysans, les mineurs exploités, les ouvriers au chômage ou encore les Prix Nobel tels que Muhammad Yunus et Joseph Stiglitz. Le blocage des négociations du Cycle de Doha à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le maintien de la mainmise des puissances industrielles sur le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, de même que la non-tenue des engagements en matière de développement – soit l’attribution du 0,7% du Revenu national brut (RNB) à l’aide publique au développement, notamment en vue de réduire de moitié la pauvreté dans le monde d’ici 2015 – montrent que nous sommes encore loin de toute refondation économique, sociale et politique au niveau mondial, pourtant indispensable à réduire les inégalités, les tensions sociales, le protectionnisme, les nationalismes et les guerres.

Pour un Européen convaincu, ayant un regard critique et lucide sur la face cachée des politiques institutionnelles, il est difficile de continuer à promouvoir un rapprochement permanent et l’adhésion à l’Union européenne. Toutefois, ce rapprochement institutionnel est inéluctable. C’est uniquement dans l’espace européen que la bataille politique, sociale et syndicale doit être menée pour renverser la logique libérale actuelle et développer une économie et une société fondée sur les valeurs d’humanité, de solidarité et de partenariat. Cette refondation de l’équilibre mondial sera le seul moyen susceptible de résoudre à la racine le déséquilibre économique et l’injustice sociale et donc le problème des migrations internationales.
* Conseiller national Soc./GE. Ce texte est issu du discours de Carlo Sommaruga, prononcé dans le cadre du 7e Dialogue européen de la Fondation Jean Monnet, Lausanne, 15 mai 2009.

1 Cf. Le Monde, 7 mai 2009.

* Conseiller national Soc./GE. Ce texte est issu du discours de Carlo Sommaruga, prononcé dans le cadre du 7e Dialogue européen de la Fondation Jean Monnet, Lausanne, 15 mai 2009.

1 Cf. Le Monde, 7 mai 2009.

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