Contrechamp

LE FRANC-PARLER EN DÉMOCRATIE

SOCIOLOGIE – «Le geste du ‘tout dire’ suppose une provocation calculée ou un courage authentique. Toujours il cherche à susciter le choc émotionnel qui saura inverser la tendance des opinions.» Réflexion de l’écrivain Jérôme Meizoz.

Un récent numéro du magazine français Marianne (n° 624, avril 2009) s’intitule «Silence, on n’a pas le droit de le dire!». En couverture, transgressant cet impératif, la revue affiche en gros titres plusieurs propos dérangeant le consensus ordinaire. En faisant mine de rompre le silence général, Marianne se donne le bénéfice d’oser affirmer, sur la scène publique, des idées contraires à la vulgate politique. Une version plus désabusée de cette audace du franc-parler a cours chez le nihiliste Cioran: «Seul un monstre peut dire les choses telles qu’elles sont.»1. Pas besoin d’être grand clerc pour entendre ici Cioran parler de lui-même et de tous les moralistes qui souhaitent démystifier les versions du monde fondées sur la complaisance mensongère. Il y a tant de vérités désagréables à rappeler aux hommes, selon Cioran, que celui qui se charge de ce sale boulot passera à coup sûr pour un dangereux trouble-fête.
C’est exactement ce qui est arrivé à un autre écrivain lui aussi séduit par le fascisme, Louis-Ferdinand Céline. Abreuvé de croyances biologisantes de son temps (celles du genevois Georges Montandon, notamment) sur les races et le devenir humain, le médecin-romancier se donne pour tâche de dresser le portrait des tares humaines, de leurs causes et de leurs solutions médicales. Comme Emile Zola au siècle précédent, nourri lui aussi au modèle de la médecine expérimentale, Céline apporte de mauvaises nouvelles, de nature à désespérer l’humanisme traditionnel. Le voilà, comme Zola aussi, sévèrement critiqué pour la cruauté de sa vision, spectateur fasciné par la haine déclenchée contre lui.

Derrière ces incarnations littéraires des dangers de la vérité, se profile une question très débattue dans l’Antiquité, et d’une actualité brûlante pour nous, celle des conditions du «franc parler» comme enjeu et risque social. Les Grecs nommaient cela «parrêsia», à savoir en rhétorique, le procédé qui consiste à oser «tout dire». Mais plus qu’un truc de plaideur, la parrhésie est une catégorie politique centrale des régimes démocratiques. En effet, c’est le pouvoir donné au citoyen, sur l’agora, de s’exprimer librement et sans réserves sur les affaires publiques. Et de soumettre ainsi son propos à la libre discussion, de le voir réfuté, questionné ou approuvé. Le propre de la parrhésie est le danger qu’elle peut faire courir et qui révèle l’état d’un régime politique: si un homme ose parler vrai, comment qualifier le régime qui le punirait pour cela? En régime démocratique, chaque citoyen, tous milieux confondus, doit pouvoir exercer impunément ce droit. Celui-ci ne doit pas être confisqué par les élites, ni remis en cause par le pouvoir.

Dans ses derniers cours au Collège de France (1983-1984), Michel Foucault a étudié en détail l’importance de ce «courage de la vérité» dans la pensée politique antique2. On peut en pointer aussi les reformulations plus récentes: celles des révolutionnaires de 1789 qui l’ont repris à leur compte, comme en témoigne un journal intitulé Réalités bonnes à dire3. Les républicains de 1848 et de 1871 ont fait de même. Dans l’Antiquité, le représentant par excellence de la parrhésie est le philosophe, celui qui choisit, en payant le prix fort de sa marginalité, de se consacrer au vrai plus qu’aux convenances. Se tenant à l’écart des mensonges pieux comme des silences complices de la vie sociale, il se condamne à une vie marginale. C’est la figure de Socrate, par exemple, qui plaide coupable malgré son innocence et meurt pour avoir interrogé les valeurs de sa cité. C’est aussi toute la tradition des Cyniques grecs, dont Diogène au tonneau, qui souhaitait vivre comme un chien et ne craignait pas d’admonester les puissants (Alexandre le Grand) ou de dénoncer l’hypocrisie de ses semblables.

Aujourd’hui comme autrefois, ces figures du courage de la vérité subsistent sous d’autres visages, et nous peinons parfois à reconnaître la tradition dont elles émanent. Pensons aux «coups de gueule» de Jean Ziegler contre les mensonges des grandes firmes capitalistes, à ceux d’Edmond Kaiser, fondateur de Terre des hommes, pour sensibiliser le public aux injustices faites aux enfants. Le «tout dire» a sa version d’extrême-droite, quand tel conseiller national UDC ou tel sénateur lepéniste, se libérant du politically correct, prend plaisir à la transgression des tabous sociaux et livre un propos raciste. Il a sa version de gauche, quand Besançenot lance un slogan très direct contre les bonus des grands patrons. Dans les deux cas – mais pour des visées différentes – il s’agit de briser le mur de silence, de secret ou de discrète complaisance qui entoure la chose publique, dans l’espoir de changer les perceptions et les interprétations. Le geste du «tout dire» suppose encore, de nos jours, une provocation calculée ou un courage authentique. Toujours il cherche à susciter le choc émotionnel qui saura inverser la tendance des opinions.

Finalement, la force du franc-parler repose sur le charisme de son auteur, mais le charisme est la moins rationnelle des formes de légitimation. Il faut encore, pour ne pas demeurer dans la parole brute du «dictateur» (celui qui dicte sa volonté, refusant de la soumettre à la discussion collective), conquérir la raison des concitoyens, et donc argumenter la passion du vrai qui l’a poussé à parler. Dans ce processus, les émotions jouent un grand rôle, car la première expression publique d’une vérité jusque-là cachée s’accompagne d’un sentiment enivrant pour celui qui ose parler comme pour ceux au nom de qui il parle (songeons à Martin Luther King ou à Nelson Mandela).

S’il n’y parvient pas, le consensus silencieux vaincra une fois de plus, dans une morosité de surface sous laquelle se prépareront des révoltes secrètes. Car s’ils ne peuvent dire ouvertement leurs frustrations et leurs attentes, les citoyens ne se résignent pas pour autant. Hors de l’espace public, ils fabriquent ce que l’historien James Scott a nommé un «texte caché», un discours et des actes de refus, préparant l’agir révolutionnaire, bien différents du «texte public» officiel, seul digne de circuler sans risque4.

L’interdit qui pèse, en régime médiatique, sur certains faits, Coluche l’a résumé par l’humour, une autre forme de libération des interdits: « On ne peut pas dire la vérité à la télé, il y a trop de gens qui regardent.». Pourquoi cette phrase nous fait-elle sourire ? Parce que tout spectateur un tant soit peu critique peut adhérer à ce démenti au «texte public» ordinaire. Et l’on imagine que dans leurs bureaux, les directeurs de chaînes approuvent silencieusement cette cynique règle de conduite.

Certaines vérités ne sont pas bonnes pour tous les citoyens, pensent-ils entre soi, autrement dit la démocratie de l’information doit être régulée d’en haut: la sélection des informations par les médias de masse s’en chargera. Nous voilà bien loin de la trop pieuse image de «l’information pour tous». Mais chut! ne le répétez à personne. Le cynisme des puissants ne s’en remettrait pas. Au secours Socrate! Reviens, Diogène! I

* écrivain, Lausanne

1 Cioran, OEuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995.

2 Michel Foucault, Le Courage de la vérité, Paris, Gallimard-Seuil, coll. Hautes Etudes, 2008.

3 James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne (1992), trad. fr. Editions Amsterdam, Paris, 2008, p. 233.

4 James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne (1992), op. cit.

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