Contrechamp

Vers une socialisation sous contrainte ?

Les difficultés financières de la Fondation genevoise pour l’animation socioculturelle (FASe), telles que relayées par la presse1, ont fait apparaître le risque de suppression de certaines activités, comme le centre aéré d’automne, suite au blocage de subvention de la part de l’Etat. Cependant, la «situation de crise» financière apparaît plutôt comme l’arbre qui cache la forêt d’importantes divergences d’intérêts, d’identité et de culture. En effet, le Département genevois de l’instruction publique (DIP) souhaite imposer des objectifs (ré)éducatifs et judiciaires spécifiques dans une structure dont le nom démontre bien que les compétences se situent au coeur de l’animation socioculturelle.
Pour mieux comprendre ces différents niveaux d’interventions, il faut savoir que, comme les métiers de la santé, le travail social comprend trois types de prévention. La prévention primaire dans le but de favoriser et maintenir le lien social; la prévention secondaire pour éviter que des situations difficiles empirent; la prévention tertiaire pour toutes les actions de réinsertion et de rééducation. Ces niveaux de prévention sont complémentaires. La prévention primaire vise à restreindre les risques d’exclusion, de discrimination, de ruptures: elle agit donc en amont des besoins de prévention secondaire et tertiaire. De même, la prévention tertiaire s’appuie sur les préventions secondaire et tertiaire pour que les personnes concernées ne se retrouvent pas isolées dans le «ghetto» de leurs problématiques, mais puissent retrouver une vie sociale plus large. Tous les niveaux de prévention sont donc indispensables, et il serait dangereux de diminuer un niveau pour renforcer l’autre, si de bonnes raisons statistiques ne l’indiquent pas.

La FASe s’est dotée en 1993 d’une «charte cantonale» qui a été signée par tous les partenaires (Etat, communes, associations, personnel2. Dans un objectif général de prévention primaire, cette charte affirme deux axes prioritaires «indissociables»: l’action éducative – «complémentaire à celles de la famille et de l’école» – et l’action associative et socioculturelle. Il est précisé qu’«il faut agir sur le lien social et ses dimensions culturelles», avec un «même objectif fondamental: la prévention des exclusions et des tensions sociales». Ceci au moyen d’un certain nombre d’actions intergénérationnelles, interculturelles régulières ou ponctuelles favorisant les personnes défavorisées, handicapées, marginalisées. Une importance toute particulière est marquée pour «la participation active: on ne fait rien pour les gens si on ne le fait pas avec eux».

Ce dernier aspect représente probablement la plus grande particularité de la profession d’animateur-trice socioculturel-le et la distingue complètement des autres métiers de l’animation (touristique, commerciale, radio-télévision, cinéma…) comme du travail social (éducation et assistance). C’est précisément cette caractéristique-là qui a amené à la profession la reconnaissance du Conseil de l’Europe. C’est aussi la principale raison qui fait que chaque centre de loisirs et maison de quartier est géré par un comité de bénévoles élu par l’association du centre, composée d’habitants du quartier motivés par l’animation socioculturelle.

Historiquement, il est intéressant de relever que les centres de loisirs sont des émanations très proches des besoins spécifiques aux populations de chaque quartier, dans le sillage de l’éducation populaire française. En effet, à l’origine, pour obtenir un centre de loisirs dans leur quartier, des habitants devaient se regrouper en association et élire un comité, puis demander à leur commune des locaux et un budget de fonctionnement. Il fallait donc faire valoir des besoins et des objectifs bien argumentés. Quand ces démarches avaient abouti, l’association adhérait à la Fédération des centres de loisirs et de rencontres (FCLR) pour autant que ses statuts correspondent aux exigences convenues avec l’Etat. Et c’est seulement alors que l’Etat mettait à disposition des postes de professionnels: animateurs et moniteurs.

C’est dans cet esprit de citoyenneté participative que le législateur a prévu que le nombre de représentants d’organismes subventionneurs (4 sièges pour le canton et 4 pour les communes) serait juste inférieur à celui des représentants de proximité (6 sièges pour les associations et 3 pour le personnel)3. Cette répartition démontre une volonté de complémentarité et de coopération qui s’est particulièrement bien construite au fil des années passées.

Or la «situation de crise» semble n’être que la pointe de l’iceberg d’une remise en question plus profonde, notamment de documents fondateurs de la FASe, par certains subventionneurs. Il est en effet symptomatique de constater que la crise a émergé au moment où les représentants des associations et du personnel ont refusé les mesures d’économie provoquées par le blocage de subvention de l’Etat. Pourquoi ces mesures ont-elles été refusées? Parce qu’elles auraient conduit, sur le terrain, à supprimer dans l’urgence des activités (centre aéré d’automne, concerts de jeunes, manifestations intergénérationnelles et autres) dans lesquelles les associations sont déjà engagées auprès et avec leurs usagers et leurs partenaires. On peut imager cela par un refus de se tirer une balle dans le pied!

En conséquence de cette crise, le conseiller d’Etat Charles Beer veut modifier la loi pour que «les représentants de l’Etat et des communes deviennent majoritaires». Le principe de «qui paye commande» donnerait alors moins de poids aux habitants membres des associations – qui sont pourtant bien les contribuables qui payent les impôts! – qui définissent aujourd’hui les lignes d’action de leurs centres de loisirs4, pour en ajouter aux représentants des élus – Etat et communes. Avec l’argumentation que ces derniers «ne peuvent concrétiser les politiques publiques qu’ils souhaitent mettre en oeuvre», car l’organisation du conseil de fondation «paralyse l’expression des politiques publiques», selon l’exposé des motifs.

Cette modification, qui éloignerait des instances de décision les acteurs bénévoles et professionnels proches du terrain et des besoins des populations, tendrait donc à mettre plus de distance entre les décideurs politiques et les besoins des populations. Cela aurait pour conséquence de restreindre inéluctablement l’axe associatif, ce qui paraît pourtant fortement contradictoire dans une époque où on parle beaucoup de citoyenneté, de démocratie participative, notamment dans le cadre des agendas 21.

Les objectifs que le DIP entend ajouter à la FASe confirment bien des divergences plus profondes, tant pour ce qui concerne les niveaux de prévention que des lignes d’action propres à chaque centre, et impliquent des modifications des missions de base – «sans majoration de subvention» spécifie le conseiller d’Etat. Le risque est alors grand d’en arriver à une situation où les pratiques d’usage s’éloignent toujours plus des théories de référence, comme le relèvent des études faites par MM. Argyris et Schön.

Et c’est d’ailleurs ce qu’on peut déjà relever. Puisque la mission initiale de la FASe (art. 3 des statuts) est «la coordination des activités des centres» – la fondation leur assure un appui, veille à leur bon fonctionnement et leur procure les moyens de réaliser leur action –, alors que ses nouveaux représentants se définissent plus volontiers comme des «patrons», considèrent les centres comme des «ambassades», et leur assignent des objectifs qui ne correspondent ni à la formation, ni à la profession de ceux qui les animent.

Pour les usagers, les centres de loisirs et maisons de quartier font tellement partie du paysage quotidien que trop d’entre eux s’en sont malheureusement désinvestis. Ils attendent trop souvent des prestations qui tiennent plus de services «commerciaux» que de rencontres et d’échanges sociaux. Les bénévoles et les professionnels se retrouvent donc écartelés entre les commandes de l’Etat et les demandes et besoins des populations qui fréquentent les centres. Ils se demandent comment tout faire. Puis que faut-il supprimer? Et certains usagers ne savent plus bien à qui ils ont à faire et pour quoi.

On peut se demander si cette situation n’est pas également révélatrice de divergences préexistantes entre les professionnels. A la demande des communes, de nombreuses actions ont été développées depuis six ans, sous l’égide de travailleurs sociaux hors murs (TSHM). Ceux-ci s’identifient-ils à la profession d’animation socioculturelle? Agissent-ils conformément à la charte cantonale? Rien n’est moins sûr, puisque certains d’entre eux vont jusqu’à reprocher aux animateurs socioculturels de ne pas savoir évoluer, ajoutant ainsi de l’eau au moulin de la «crise» provoquée par l’Etat.

En réalité, les animateurs collaborent depuis toujours à des actions de rééducation et de réinsertion dans le cadre de réseaux de suivi et d’accompagnement concernant des jeunes en difficulté qui fréquentent leurs activités. Cependant, pour faire une comparaison très symbolique dans le domaine de la construction, on demande d’abord au maçon de faire les murs, puis au menuisier d’y installer les portes et fenêtres. On ne va pas mettre les fenêtres en premier puis construire les murs autour, et le menuisier ne va pas faire de maçonnerie, ni le maçon de menuiserie. Il en est de même dans la santé comme dans le social: les différentes professions interviennent en complémentarité de finalités globales des trois niveaux de prévention. Dans ce contexte, la volonté du DIP de fixer de nouveaux objectifs à la FASe ne suffit pas à lui donner les moyens réels de les assumer, en plus de tous les autres objectifs que les usagers attendent toujours au quotidien, en toute légitimité.

Ces divergences mettent en valeur les différentes conceptions ou regards que l’on peut porter sur ce qui fonde le lien social, ce qui permet que les hommes vivent ensemble. Pour schématiser, l’Etat semble plutôt dans une conception selon laquelle la «contrainte» devrait favoriser le lien social, par des lois, des règlements, des commandes qu’il passe aux professionnels. Les communes semblent plus ancrées dans des volontés de «contrat», à négocier avec les associations de bénévoles comme les professionnels. Quant aux associations de bénévoles et aux professionnels, ils semblent le plus souvent très attachés à des concepts de «socialisation» fondés plus particulièrement sur des notions de coopération, d’intégration, de solidarité – particulièrement avec les plus défavorisés – dans les contacts quotidiens entre les populations concernées. Continuant d’appliquer la charte cantonale qui n’a jamais été contredite, ils oeuvrent toujours avec et non pour les populations.

Pour en revenir à cette crise, on ne peut que constater que, partie d’une non (re)connaissance et d’un manque de transparence entre des partenaires, elle contient tous les ingrédients pour tourner en conflit. Le plus triste est que, comme toujours, ce sont ceux pour le bien duquel on dit agir qui en pâtissent. Et ils n’ont malheureusement pas la force ni les moyens de se défendre. Plus globalement, l’Etat risque de casser ainsi – peut-être de manière irréparable – un magnifique outil d’expression, d’échange et de participation à la portée de tous les citoyens.

Dans les années 70 et 80, il était souvent reproché aux partis de gauche de récupérer les comités des centres de loisirs. Depuis, ceux-ci ont été investis par des sensibilités plus larges, à droite comme hors politique, de manière bien plus équilibrée. C’est donc cet outil citoyen qui risque maintenant d’être défait. A moins que la volonté populaire soit plus forte et que des habitants des quartiers expriment plus concrètement leurs motivations et leur autodétermination à ce que les centres de loisirs et maisons de quartier restent des lieux de participation citoyenne. I

* travailleur social en animation.

1 Le Courrier des 18 septembre, 30 octobre et 1er novembre 2008.

2 http://www.fase-web.ch/site/fondation/ Lachartecantonale/index.htm

3 cf. la Loi cantonale J 6 11 relative aux centres de loisirs et de rencontres, ainsi que les statuts de la FASe (http://www.fase-web.ch/site/fondation/Lestexteslegaux/index.htm)

4 cf. art. 5 des statuts de la FASe.

Opinions Contrechamp Etienne Rouget

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