Comment analyser la violence des opprimé·es lors des mouvements sociaux?
L’approche morale. Elle consiste à légitimer la violence des opprimé·es face à la violence sociale. On peut citer Martin Luther King: «L’émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus.» Cette idée est reprise par Stephen D’Arcy dans Le langage des sans-voix (Lux, 2016). Le philosophe énonce les conditions normatives qui justifient le recours à la violence pour les opprimé·es: la violence peut devenir légitime s’ils ou elles ont eu recours d’abord aux moyens non violents à leur disposition et qu’en dépit de cela les autorités ne tiennent pas compte de leurs revendications. Néanmoins, la position morale souffre de pouvoir être contredite par d’autres positions morales.
La perspective juridique. Le positivisme juridique consiste à considérer que le droit ne doit pas être jugé à partir de la morale. En effet, il est possible de contester le droit positif interne en le confrontant au droit international. C’est ce que fait par exemple une association comme la Ligue des droits de l’homme pour contester les atteintes au droit de manifester pacifiquement ou encore pour mettre en lumière la répression que subissent les militant·es écologistes.
En effet, dans une décision de 2009, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a «reconnu que toute manifestation sur la voie publique pouvait occasionner des troubles et a estimé qu’une certaine tolérance était requise de la part des autorités dans de telles circonstances». Elle a par ailleurs «réaffirmé qu’une personne ne pouvait être sanctionnée pour avoir participé à une manifestation non interdite, pourvu qu’elle n’ait commis aucun acte répréhensible».
Concernant la désobéissance civile, les organisations des droits humains tentent de s’appuyer là aussi sur une décision de la CrEDH: «Dans l’arrêt Lashmankin and Others v. Russia du 7 février 2017, la Cour a rappelé que les manifestants avaient le droit de choisir la forme et l’endroit de leur manifestation, et qu’ils avaient le droit de manifester à proximité de leur cible. La modalité d’expression inclut notamment les actions de désobéissance civile, car la Cour a affirmé qu’une violation de la loi ne justifiait pas en elle-même une restriction de la liberté d’expression ou de réunion.»1>Greenpeace France, SciencesPo: «Rapport final: La désobéissance civile environnementale devant les tribunaux», 2021-22.
En effet, le problème est que les actes de désobéissance civile et/ou les troubles occasionnés par les manifestations sont parfois jugés comme violents par leurs adversaires – ces derniers souhaitant ainsi justifier une répression des manifestants. Une interprétation jugée abusive par les défenseurs des droits humains. Cela renvoie au problème de la relativité de la violence. Cette notion engendre en elle-même nombre de débats concernant sa définition.
De l’efficacité de la violence et de la non-violence. La non-violence a longtemps été perçue comme étant utilisée pour sa valeur morale. Or les politologues américaines Erica Chenoweth et Maria J. Stephan, dans Pouvoir de la non-violence (2011/trad. Calmann-Lévy, 2021), ont tenté de démontrer, étude empirique à l’appui, que les mouvements non violents étaient plus efficaces que les mouvements ayant recours à la violence politique.
Cette thèse est contestée, entre autres, par le philosophe Peter Gerderloos, dans L’échec de la non-violence (Editions libres, 2019). Sa thèse consiste à affirmer que les mouvements qui réussissent ont en réalité recours à une «diversité de tactiques», à la fois violentes et non violentes. Est néanmoins souvent mis en avant le constat que le recours à la violence émeutière entraîne en retour une répression de la part du pouvoir étatique.
La perspective dite «réaliste». On appelle «réalisme politique» en philosophie l’approche qui tend à considérer que l’action politique ne peut être comprise que comme des rapports de force. Cette approche tend à mettre de côté la dimension morale. La politique et la morale sont alors considérées comme hétérogènes. Ainsi, écrit le philosophe marxiste Henri Lefebvre: «Il reste que tout Etat naît de la violence et que le pouvoir étatique ne persiste que par la violence exercée sur un espace.» Ce qui veut dire que l’Etat ne peut tolérer la contestation de son monopole de la violence.
De ce fait, dans une telle conception, il est inutile de se lamenter que l’Etat réprime puisque c’est sa nature même de réprimer. Le problème devient: savoir comment éviter au mieux de subir une répression considérée comme inévitable dès lors que l’on conteste le pouvoir étatique.
Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la grève générale est considérée comme une défense possible face au risque de répression. Le syndicaliste anarchiste Fernand Pelloutier écrit que la grève générale «sera un mouvement, sinon violent, du moins actif, tendant à annihiler la résistance du capitalisme et de ses moyens de coercition: pour cela, il évitera de prendre la forme d’une insurrection, trop facilement réductible militairement».
Notes