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L’interdiction de l’avortement peut violer le droit au respect de la vie privée

Chronique des droits humains

Le jeudi 13 novembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Pologne avait violé le droit au respect de la vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention, pour avoir restreint le droit à l’avortement dans une procédure ne permettant notamment pas aux personnes concernées de prévoir de manière sûre quand ces restrictions entreraient en vigueur1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 13 novembre 2025 dans la cause A.R. c. Pologne (1ère section).

Les conditions de l’avortement en Pologne sont énoncées dans une loi de 1993 sur le planning familial, la protection du fœtus humain et les conditions autorisant l’interruption de grossesse. Cette loi prévoyait initialement la possibilité d’avorter légalement jusqu’à la douzième semaine de grossesse lorsque cette dernière mettait en danger la vie ou la santé de la mère, que des tests prénataux ou d’autres résultats médicaux montraient qu’il existait un risque élevé que le fœtus fût atteint d’une malformation grave et irréversible ou d’une maladie qui menaçait sa vie, ou encore qu’il existait de sérieuses raisons de croire que la grossesse résultait d’un viol ou d’un inceste.

En janvier 1997, la loi fut modifiée en ajoutant le cas où la mère souffrait de difficultés matérielles ou se trouvait dans une situation personnelle difficile. Toutefois cet ajout fut censuré par la Cour constitutionnelle qui le jugea incompatible avec la Constitution. Par la suite, cette Cour fut saisie d’une requête de 118 députés remettant en question la possibilité d’un avortement en cas d’anomalies fœtales. La Cour accéda à cette requête, par onze voix contre deux, en date du 22 octobre 2020, mais a reporté sa publication au Journal officiel. Ce n’est qu’en date du 27 janvier 2021 que cet arrêt a été publié officiellement.

La requérante, née en 1981, était enceinte d’une grossesse désirée au moment du prononcé de l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Cependant, les résultats d’examens médicaux effectués le 5 novembre 2020 avaient révélé que le fœtus souffrait d’une maladie génétique appelée trisomie 18. Craignant de ne pas pouvoir effectuer toutes les démarches nécessaires avant que l’arrêt ne soit publié et inquiète d’être confrontée à l’attitude de certains hôpitaux faisant valoir une clause de conscience, elle se rendit aux Pays-Bas où elle a subi une interruption de grossesse dans une clinique privée le 12 novembre 2020.

La Cour relève que même si elle avait déjà jugé que toute réglementation relative à l’interruption de grossesse ne constituait pas forcément une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la mère, l’incertitude sur la date d’entrée en vigueur de la nouvelle législation, plus restrictive, constituait une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la requérante, la plongeant dans un stress important et la contraignant à se rendre à l’étranger pour avorter. En outre, l’arrêt de la Cour constitutionnelle avait été pris dans une formation qui ne garantissait pas l’indépendance de la Cour, puisque cette dernière avait été composée de juges nommés après que le président de la République avait refusé de faire prêter serment à leurs prédécesseurs régulièrement élus. Cette composition irrégulière de la Cour constitutionnelle avait déjà conduit la Cour à condamner la Pologne dans une précédente affaire, portant également sur une interruption de grossesse d’un fœtus atteint d’une malformation2>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 14 décembre 2023 dans la cause M.L. c. Pologne (1ère section).

Cet arrêt marque ainsi une nouvelle étape dans l’évolution de la jurisprudence qui refusait jusqu’ici tout droit à l’avortement tiré du respect du droit au respect privé de la mère, compte tenu des différentes conceptions de cette question, qui soulève des questions morales ou éthiques, au sein des Etats du Conseil de l’Europe. Cette évolution est conforme à celle esquissée par les juges minoritaires, notamment le juge suisse, dans un arrêt de principe du 16 décembre 2010 concernant l’Irlande3>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 16 décembre 2010 dans la cause A. B. et C. c. Irlande (Grande Chambre).

Notes[+]

Pierre-Yves Bosshard, avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes

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