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Maintien de l’ordre et mouvements sociaux

L'actualité au prisme de la philosophie

Le maintien de l’ordre a connu des évolutions ces dernières années en France. Cela n’est pas sans impact sur les mouvements sociaux.

Retour sur l’histoire du maintien de l’ordre

Dans Politiques du désordre (2022), les sociologues Fabien Jobard et Olivier Fillieule proposent une analyse de l’histoire du maintien de l’ordre en France. Ils en montrent les différentes évolutions, qui ne sont pas linéaires. La première évolution importante est la constitution d’une force de maintien de l’ordre spécifique, différente de l’armée, pour assurer l’ordre dans l’espace public. Cela explique pourquoi la répression des mouvements sociaux à partir des années 1920 est devenue moins sanglante qu’auparavant – en 1891, à Fourmies, dans le Nord, la répression d’une grève du 1er mai avait fait 9 morts et 35 blessés.

Néanmoins, depuis 2016, et plus encore 2018 avec le mouvement des Gilets jaunes, on assiste au retour de pratiques de maintien de l’ordre proches de celles abandonnées précédemment, notent Jobard et Fillieule. On peut ainsi mentionner la création de la Brav-M (Brigade de répression de l’action violente motorisée) en 2019, dont une forme proche avait été dissoute après la mort d’un manifestant étudiant, Malik Oussekine, en 1986. De même, alors que le maintien de l’ordre était basé sur la mise à distance des manifestant·es, des préconisations sont données pour que les forces de l’ordre viennent au contact et procèdent à des arrestations. Les auteurs précisent que la manifestation est un droit assez peu protégé en France, dans la mesure où il ne s’agit notamment pas d’un droit constitutionnel.

De la désobéissance au retour de l’émeute et de l’insurrection

Depuis le début des années 2010, on a assisté à un regain d’intérêt dans les milieux militants pour la désobéissance civile non-violente, comme en témoigne, par exemple, la collection «Désobéir» des éditions du Passager Clandestin. Or plusieurs sources soulignent le durcissement récent des condamnations à l’égard des militant·es écologistes pratiquant la désobéissance civile.

Depuis quelques années, plusieurs écrits théorisent le retour de l’émeute et de l’insurrection, surtout en lien avec la mouvance autonome comme L’insurrection qui vient, du Comité invisible (2007) ou L’émeute prime de Joshua Clover (2018).

Or comme le souligne le penseur libertaire Murray Bookchin, «la révolution réussit, mais parce que les forces armées du régime en place, ainsi que la population dans son ensemble, ne sont plus disposées à le défendre contre une minorité militante et résolue» (La révolution à venir, 2022). Ce que souligne ici Bookchin, c’est que l’évolution d’une insurrection vers une révolution politique tient à l’attitude de la police et de l’armée vis-à-vis de l’insurrection. Si ces forces répriment la révolte, l’insurrection échoue. Dit autrement, la stratégie insurrectionnelle dépend fortement du niveau de répression des forces de maintien de l’ordre.

De la grève générale expropriatrice

C’est à la suite d’expériences de répression très forte d’insurrections, comme celle de la Commune de Paris (1870-1871), que le mouvement ouvrier s’est tourné au début du XXe siècle vers une autre stratégie révolutionnaire: la grève générale expropriatrice. Cette fois, le conflit social n’a plus pour épicentre la rue, il se déroule sur les lieux de travail. Le mouvement ouvrier considérait en effet que sa force résidait dans sa capacité à arrêter la production. La grève, légalisée en France en 1864, devient en 1946 un droit à valeur constitutionnelle.

Il ne s’agit pas seulement ici de théorie militante, la question a des enjeux très pratiques. En France, la manifestation de rue ou l’émeute de rue relèvent du maintien de l’ordre et impliquent donc une confrontation directe avec les forces de l’ordre. C’est pourquoi le mouvement des Gilets jaunes a été confronté à une telle violence répressive. Pourtant, comme le montre les études sociologiques, les Gilets jaunes étaient principalement des salarié·es de structures professionnelles où les syndicats sont peu implantés. Un mouvement de grève relève pour sa part du droit du travail, et les forces de l’ordre ne peuvent intervenir directement que dans des cas exceptionnels, par exemple après une décision du juge des référés pour des motifs particuliers. Ceux et celles qui aujourd’hui théorisent le retour de l’émeute semblent oublier que les formes émeutières et insurrectionnelles sont beaucoup plus sensibles au degrés de répression que les mouvements de grève.

L’affaiblissement de la capacité des syndicats à bloquer la France par une grève générale – à la différence de 1995 – ne provient pas du fait que le salariat serait moins central au sein de la population ou que les lieux de travail ne constituent plus des centres de blocage de l’économie. Cela découle plutôt des transformations du travail qui supposent que les syndicats parviennent à s’implanter dans de nouveaux secteurs.

Irène Pereira est sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris.

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