Depuis des années, les analyses ne cessent de mettre en lumière l’affaiblissement des syndicats en France. Cet affaiblissement n’est pas sans conséquences.
Retour sur les luttes syndicales. Décembre 1995 constitue le dernier grand mouvement syndical victorieux dans l’Hexagone. Cet hiver-là, la France s’est retrouvée bloquée par la grève dans les transports pendant plusieurs semaines. Le mouvement de 2023 contre la réforme des retraites est marqué par des manifestations réunissant un nombre très massif de participant·es, sans réussir pourtant à remporter une victoire. Quelle différence entre les deux mouvements? Elle réside dans la capacité des syndicats à bloquer le pays avec la grève. Tandis que beaucoup de manifestant·es participent sans être en grève.
En 2016, la mobilisation contre la loi Travail (ou loi El Khomri) se solde également par un échec du mouvement social porté par les syndicats. C’est à ce moment-là que se constitue le mouvement Nuit Debout, porté par des militant·es des classes sociales moyennes urbaines et dont le répertoire d’action consiste à occuper des places publiques (à la manière des Indignados en Espagne). Le mouvement Nuit Debout a été également un échec.
C’est également en 2016 que se constituent des black blocs ainsi qu’un «cortège de tête» au devant du carré syndical traditionnel dans les manifestations, comme le rappelle Thierry Vincent dans son ouvrage Dans la tête des black blocs (2022). Cette tactique militante liée aux milieux de l’ultragauche politique repose sur l’attaque des symboles du capitalisme (devanture de magasins) et l’affrontement avec les forces de l’ordre. En 2018 a lieu le mouvement des Gilets jaunes qui surprend tout le monde, entre autre par sa composition sociologique populaire. Il se caractérise par l’occupation des ronds-points et des manifestations. Lors des manifestations parisiennes, on assiste à une jonction entre Gilets jaunes et participant·es au black bloc (Vincent, 2022).
Le mouvement «Bloquons tout», le 10 septembre dernier, a été également une tentative d’agir en partie en dehors des syndicats par un autre répertoire d’action, à savoir des blocages – de routes, de grandes surfaces, d’entreprises… Echaudé par le mouvement des Gilets jaunes, le gouvernement a mis en place une force policière telle qu’elle a empêché la plupart des blocages. Les rares blocages qui ont fonctionné ont été principalement ceux organisés par des syndicalistes sur des lieux de travail.
Il est donc possible de souligner que le syndicalisme reste la première force en France en terme de capacité à mobiliser dans la rue par des manifestations et que les équipes syndicales sont à peu près les seules à être capables d’organiser des actions de blocage lors d’un mouvement social. Mais la grande difficulté à laquelle est confronté le syndicalisme tient dans sa capacité à bloquer le pays par des grèves.
Les conséquences de l’affaiblissement syndical. Le mouvement syndical français s’est constitué depuis plus d’un siècle en acquérant des droits comme le droit de grève en 1864. Mais depuis le mouvement de 1968 qui a réuni les mondes étudiant et ouvrier, il n’a cessé d’être affaibli. Le taux de syndicalisation a reculé avec le démantèlement des grands bastions ouvriers et le développement des emplois de service, où les syndicats ont des difficultés à s’implanter. De fait, le patronat et les gouvernements de droite n’ont eu de cesse d’affaiblir la capacité de blocage du pays par des grèves. On peut citer par exemple la mise en place d’un service minimum dans les écoles primaires.
L’affaiblissement de la capacité des syndicats à bloquer le pays par la grève a conduit, comme on a pu le voir, à l’expansion d’autres formes d’action comme les black blocs. D’une certaine manière, la violence que critiquent les pouvoirs publics est liée à l’affaiblissement de l’outil traditionnel des travailleur·euses pour faire valoir leurs revendications.
La perte de culture syndicale constitue un facteur de cet état de fait. On demande aux filières d’études professionnelles et aux établissements d’enseignement supérieur de former des étudiant·es en vue d’une insertion professionnelle. Mais, pour l’essentiel, ces dernier·ères ne sont pas formé·es au syndicalisme, aux droits syndicaux et au droit de grève, alors même qu’il s’agit de droits fondamentaux.
Il est possible également de constater que nombre de personnes qui ont une implication militante sont engagées en dehors du syndicalisme – on peut prendre le cas des militant·es écologistes. Alors qu’aux Etats-Unis le mouvement syndical a mis en avant la notion de «transition juste», le mouvement syndical français a eu du mal à prendre en compte les revendications écologistes. De son côté, la notion de «grève féministe» constitue une tentative de mieux articuler la capacité mobilisatrice du féminisme et le syndicalisme. Une des clefs de revitalisation du syndicalisme serait que celui-ci parvienne à attirer dans le militantisme sur le lieu de travail des militant·es qui tendent à s’investir dans d’autres formes de militantisme.
Irène Pereira, sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris.