Dans Qu’est-ce que la philosophie (1991), Gilles Deleuze et Félix Guattari ont théorisé l’idée que la philosophie avait pour spécificité la création de concepts. Pourtant, s’agit-il vraiment d’une spécificité de la philosophie?
La création de concepts
Les philosophes peuvent parfois agacer leurs collègues d’autres disciplines par l’idée que la philosophie serait la discipline spécialiste des concepts. Il est vrai que la conceptualisation est une caractéristique importante de la philosophie, mais elle n’en est pas l’apanage.
Edmund Husserl avait affirmé que «la science ne pense pas», au sens où les scientifiques n’avaient pas de réflexion sur les sciences. Cette affirmation est de moins en moins en vraie, dans la mesure où un certain nombre de sciences sociales ont développé des réflexions épistémologiques indépendantes de la philosophie. On peut penser par exemple à l’historiographie ou encore à l’histoire des sciences, la sociologie des sciences, ou à l’anthropologie des savoirs.
De même, on ne peut pas dire que les scientifiques ne créent pas de concepts. Si on prend le cas des sciences sociales, elles génèrent une création abondante de concepts. Par exemple, dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999) de Luc Boltanski et Eve Chiapello, on trouve la «critique artiste» par opposition à la «critique sociale», le «capitalisme par projet»…
On ne peut pas dire, non plus, que les sciences sociales n’ont pas un rapport critique aux concepts. Il existe un certain nombre d’approches en sciences sociales qui reposent sur une réflexion critique relativement aux concepts. On peut penser par exemple à la sociologie des catégories ou à l’histoire des catégories de pensée.
La philosophie n’a pas pour objet la réalité existante
On s’accorde à considérer que la philosophie n’est pas une science (au sens moderne du terme). En effet, les sciences cherchent à établir des faits et à tester des hypothèses en les confrontant à la réalité. Les sciences peuvent donc être considérées comme des disciplines dont l’objet est la connaissance de la réalité, de ce qui est. Il n’en va pas de même de la philosophie. La philosophie n’a pas pour objet spécifique la réalité existante, appréhendée par les sciences positives. Elle a plutôt pour objet spécifique des modalités de l’«être non-actuel» que sont par exemple le «devoir-être» et le «possible».
On doit à David Hume (1739) l’idée qu’il n’est pas possible de passer de l’être au devoir-être. Ce n’est pas parce qu’il existe des meurtres que l’on doit tuer. Ce qui veut dire que si les sciences peuvent établir des faits, elles ne peuvent pas en dériver des prescriptions normatives. Cette distinction a trouvé par exemple un écho en sciences sociales avec l’injonction à l’abstention de jugements de valeur. Cet impératif de neutralité axiologique est généralement attribué à Max Weber.
La philosophie morale ou politique, par exemple, développe une réflexion sur des valeurs telles que le Bien ou la Justice en essayant de déterminer des devoir-être. Même lorsque la philosophie semble s’intéresser à la réalité sociale, comme le font les sciences sociales, elle s’en distingue par son point de vue évaluatif. Ainsi Franck Fischbach, dans Le manifeste pour une philosophie sociale (2009), écrit: «La philosophie sociale est […] une démarche philosophique qui pose et affirme, relativement à la société qu’elle prend pour objet, un point de vue évaluatif autorisant une critique de la réalité sociale existante.»
La philosophie peut aussi s’intéresser à l’imagination de possibles par le biais de l’«utopie» ou encore de la «fabulation spéculative». Il s’agit de formes de philosophie qui combinent raisonnement conceptuel et imagination créatrice pour proposer des alternatives à la réalité sociale existante. C’est la dimension conceptuelle qui les distingue de la création littéraire. Là encore, les frontières peuvent parfois se brouiller avec certains auteurs de science-fiction, comme Alain Damasio qui a proposé le concept de «techno-cocon». Or il ne s’agit pas de prospectives scientifiques, dans la mesure où elles ne permettent pas de déterminer des tendances actuellement existantes, mais proposent des possibles à partir d’une réflexion spéculative.
Le cas de la philosophie de terrain
L’émergence récente d’une philosophie de terrain (Christiane Vollaire, 2017) conduit à s’interroger avec un regard neuf sur la différence entre les sciences sociales et la philosophie de terrain. Si la philosophie se caractérise par son rapport avec des modalités virtuelles de l’être, alors la philosophie de terrain se distingue des sciences sociales par le fait qu’elle ne porte pas sur l’étude de la réalité sociale.
La philosophie de terrain peut aller vers l’expérimentation de possibles ou de devoir-être. Ce caractère, non pas d’étude de la réalité telle qu’elle est, mais d’expérimentation d’autres réalités, se trouve par exemple dans l’œuvre de Béatrice Preciado, Testo Junkie (2008). Dans cet ouvrage, la philosophe présente une auto-expérimentation qu’elle a menée en prenant de la testostérone afin d’éprouver d’autres possibles en elle.