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L’intellectuel et l’expert

L'actualité au prisme de la philosophie

En quoi les figures de l’intellectuel et de l’expert se distinguent? Quelles implications cela a-t-il?

L’intellectuel: une figure historique.

Les historiens en France s’accordent généralement pour faire remonter la figure de l’intellectuel à l’affaire Dreyfus à la fin du XIXe siècle. A cette époque, des écrivains comme Emile Zola prennent publiquement position contre les accusations injustes dont a été l’objet le capitaine Dreyfus.

L’intellectuel est généralement défini comme une personne qui a acquis une légitimité dans un domaine intellectuel – scientifique ou artistique – et qui se sert de sa notoriété pour s’engager dans l’espace public en faveur d’une cause.

Si le terme intellectuel apparaît au moment de l’affaire Dreyfus, certains historiens l’utilisent pour désigner les philosophes comme Voltaire à l’époque des Lumières. L’historien Jacques Le Goff a même intitulé un de ses ouvrages: Les intellectuels au Moyen-Age.

Après la Deuxième Guerre mondiale, trois intellectuels vont incarner successivement trois types d’intellectuels. Tout d’abord, l’écrivain et philosophe Jean-Paul Sartre incarne l’intellectuel universel. Il s’agit d’un type d’intellectuel qui se considère apte à prendre position sur tous les types de cause ou de combats. Ce type d’intellectuel n’a pas été incarné uniquement par un homme, mais également par une femme, Simone de Beauvoir.

Dans les années 1970, le philosophe Michel Foucault théorise la figure de l’intellectuel spécifique. En effet, Foucault s’engage sur des causes précises en lien avec ses travaux de recherche. Il a été en effet une figure du Groupe d’information sur les prisons (GIP).

De son côté, un peu avant les grèves de décembre 1995, Pierre Bourdieu théorise la figure de l’intellectuel collectif. Il s’agirait alors non plus d’un individu qui incarne l’intellectuel comme l’avait fait Sartre, mais de coordonner tout un groupe d’intellectuels en faveur d’une cause.

Ces types d’intellectuel se distinguent de l’intellectuel médiatique. En effet, celui-ci n’a pas vraiment une notoriété qui est liée à son œuvre intellectuelle, mais doit sa notoriété plutôt à son exposition dans les médias.

La figure de l’expert.

Le philosophe Yves Charles Zarka a bien mis en lumière ce qui distingue l’intellectuel de l’expert. L’intellectuel comme il l’écrit est une personne qui se saisit lui-même et qui prend un risque pour faire advenir la vérité sur un sujet d’intérêt public.

A l’inverse, l’expert est mandaté par une autorité politique ou économique pour produire un rapport ou effectuer des préconisations.

L’expert se vit comme un spécialiste et tend à rester dans le cadre de sa spécialité. Au contraire, l’intellectuel traditionnellement essaie d’avoir une vue ample. Lorsqu’il aborde son domaine de spécialité, c’est en ayant un bagage large de lectures couvrant différents domaines du savoir. C’est cet amplitude de vue qui le conduisent à s’engager dans l’espace public.

On a pu parfois moqué les intellectuels qui comme Sartre se sont engagées pour des causes et se sont parfois trompés en soutenant des régimes politiques contestables.

Mais on ne réfléchit pas tellement à ce que signifie que les universitaires, ou plus largement les chercheurs, ne se vivent que comme des experts.

Lorsque les scientifiques ne se vivent plus que comme des experts, ils n’osent plus prendre position dans l’espace public comme des intellectuels. En effet, l’expert doit une partie de sa légitimité à la fonction qu’il occupe comme expert. De ce fait, il craint qu’en prenant position dans l’espace public, il puisse perdre auprès des puissant les avantages que lui confère sa position d’expert.

La fonction des intellectuels.

En 1925, en Italie, est publié un Manifeste des intellectuels fascistes. En réponse à ce texte est publié un Manifeste des intellectuels anti-fascistes.

Le 13 juin 2025, 400 intellectuels internationaux ont signé un manifeste contre le fascisme.

Comme l’explique Zarka, l’intellectuel est celui qui prend un risque. Celui souvent également de s’engager dans l’incertitude, dans une cause qu’il croit juste, mais l’histoire peut lui donner tort. Il prend le risque de se tromper. Mais il prend aussi le risque de s’engager pour une cause qui peut être encore impopulaire. Lorsque Emile Zola écrit «J’accuse», on oublit un peu trop souvent de mentionner qu’il a été poursuivit pour diffamation par le gouvernement français. Lorsque Jean-Paul Sartre a pris position pour la décolonisation de l’Algérie, un appartement où il se rend régulièrement pour travailler est visé par un attentat.

On peut se demander si aujourd’hui ceux, intellectuels ou autres, qui prennent position contre les bombardement à Gaza, perpétrés par l’armée israélienne et qui sont critiqué pour cela, ne tiennent pas simplement leur rôle d’intellectuel qui suppose de s’engager en prenant le risque d’être impopulaires comme l’ont été d’autres intellectuels avant eux qui ont été critiqué à l’époque de leur prises de positions et qui aujourd’hui sont reconnus pour leur engagement.

Irène Pereira est Sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris
iresmo.jmdo.com

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