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Qui nous sommes…

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Ce lundi 16 juin, des membres du gouvernement et de l’état-major israéliens haussent le ton et s’insurgent, s’étranglent presque. On parle de «décision scandaleuse», de «ségrégation», de «réalité clairement perturbante», de «ghetto» ou encore de décision «catégoriquement antisémite». Une dépêche de l’agence France-Presse1>«France: au salon du Bourget, accès interdit à des stands israéliens d’‘armes offensives’», Mediapart, 16 juin 2025. nous apprend de quoi il en retourne. Au Salon aéronautique du Bourget, une bonne moitié des stands de l’industrie israélienne de l’armement «ont vu leur accès condamné» par l’Etat français. De larges bâches noires barrent la vue au quidam et client potentiel venu voir les dernières nouveautés en matière de bombes guidées, de missiles ou de drones. L’affaire est sérieuse quand on sait que ces entreprises ont exporté en 2024 pour 14,7 milliards de dollars d’armes offensives tout autant que défensives (la limite entre ces deux types d’armes est plus ténue qu’on ne le croit) et qu’elles suscitent, toute honte bue, l’intérêt d’investisseurs du monde entier. Au moment où un pays après l’autre lâche la bride à ses dépenses militaires et où des guerres suivies en direct servent de showroom à leurs produits, elles ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin.

La guerre est un marché en pleine croissance et les carnages actuels n’y changeront rien. Le malheur est que cela n’étonne plus grand-monde. Comme tout ou presque se passe en plein jour, les armes ne peuvent que révéler leurs traits de toujours: les plus fantastiques des marchandises, ce sont bien elles. Mieux que cela, elles sont, comme nous le rappelle Günther Anders, «des marchandises idéales […], des produits qui, tout comme les biens de consommation, ne servent qu’une seule fois»2>Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse, Allia, 2007, p. 70.. Le philosophe de la technique nous rappelle que si l’industrie est nécessaire à la guerre (et à sa préparation), l’inverse peut être tout aussi vrai, à tel point qu’on peut se demander avec lui laquelle des deux est là pour l’autre3>Günther Anders, Vue de la Lune, Héros-Limite, 2022, p. 189. La réflexion d’Anders porte en vérité sur les relations entre projet spatial et industrie. Si la présente transposition est mienne, la réflexion demeure sienne..

Chaque mois ou presque de nouvelles armes s’ajoutent aux précédentes; armes dont l’efficacité croissante terrifie, en particulier lorsqu’elles sont nourries à l’IA. Depuis novembre 2023, Yuval Abraham4, qui a codirigé le film No Other Land récemment oscarisé, les documente pour le média en ligne israélien +972. Ses informateurs sont d’anciens officiers les ayant vues à l’œuvre. Leurs témoignages sont saisissants et changeront pour toujours notre regard sur la guerre, celle menée à Gaza et toutes les autres après elle. Ainsi nous apprenons que pour ces militaires, «rien n’arrive par accident». Absolument rien. «Si une petite fille de 3 ans est tuée dans une maison à Gaza, c’est parce que quelqu’un dans l’armée a décidé que sa vie importait peu – que c’était le prix à payer pour frapper une autre cible. […] Tout est intentionnel.»

Le système en question, nommé «l’Evangile» (Habsora), est capable d’identifier des cibles infiniment plus vite que les militaires du renseignement et ne fait aucun cas des victimes collatérales (plusieurs centaines pour un gradé ennemi de haut rang). Comme il se doit lorsqu’il s’agit de technologies, ce système est rapidement complété par un autre, encore plus efficace, nommé cette fois Lavender, puis par un autre encore… Dans un article daté du 4 juin, Yuval Abraham évoque par exemple cette IA dont l’imprécision notoire invisibilise les civils et «autorise» Tsahal, grâce au «feu vert» donné, à détruire à peu près tout dans l’enclave, vies civiles comprises. Les neuf enfants, tous âgés de moins de 12 ans, ainsi que le mari de la Dre Al-Najjar récemment tués dans leur maison en seraient des victimes directes.

Cette IA qui fait le vide autour d’elle, tant du côté des victimes qu’elle frappe que du côté de ceux qui se défaussent sur elle de leur responsabilité, nous intime de nous questionner sur notre propre rapport à la guerre, où qu’elle prenne place. Sachant que ce que nous disons d’elle ou ce que nous omettons de dire à son propos dit beaucoup de nous, dit en vérité qui nous sommes ou qui nous ne sommes pas ou qui nous ne sommes plus.

Notes[+]

Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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