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«A Gaza, c’est aussi la nature que l’on assassine»

Entre les substances libérées par les bombes, la destruction des terres agricoles et la pollution des milieux marins faute de traitement des eaux usées, des ONG dénoncent un écocide à Gaza
Vue aérienne de la bande de Gaza, en janvier 2025. ASHRAF AMRA CC / BY-SA 4.0
Environnement

A Gaza, la mort ne tombe pas seulement du ciel. Elle s’infiltre dans les sols, empoisonne les nappes phréatiques et étouffe les survivants sous les décombres d’un territoire rendu inhabitable. Dans cette enclave martyre, les bombes, les blocus et la famine s’additionnent, provoquant une catastrophe humaine et écologique sans précédent. Tandis que l’aide humanitaire reste bloquée aux frontières, les enfants meurent de malnutrition, les oliviers brûlent et les écosystèmes s’effondrent avec les corps. L’un des endroits le plus densément peuplés au monde est victime du plus fort taux de mortalité d’enfants et de femmes (plus de 43’613) ainsi que de journalistes (plus de 200). Mais la dévastation ne s’arrête pas là. Outre les plus de 54’000 victimes gazaouies, c’est un écosystème entier qui est dévasté.

Un arsenal qui frappe le vivant

L’attaque d’Israël sur Gaza marque un tournant dans l’usage de la puissance dévastatrice de l’arsenal militaire moderne. Les moteurs des F-16 et F-35 et autres drones israéliens vrombissent dans le ciel de Gaza d’où ils larguent différents types de munitions, creusant des cratères béants au cœur de quartiers densément peuplés. Les chars Merkava avancent, leurs chenilles broyant des oliviers centenaires. En mer, les corvettes lance-missiles de classe Sa’ar tirent sur la côte où hier encore jouaient des enfants.

Les munitions employées – majoritairement étasuniennes – constituent un sinistre inventaire. Il y a d’abord des projectiles qualifiés de «bombes antibunkers» (GBU-31, GBU-32 et GBU-39) qui font s’effondrer des immeubles entiers. «L’utilisation massive d’armes explosives à large rayon d’impact dans des zones densément peuplées n’ont pas permis de faire la distinction entre les civils et les combattants», a d’ailleurs condamné le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), dans un rapport du 19 juin 2024. En plus de ces bombes lourdes, il y a l’usage d’obus au phosphore blanc qui embrasent indistinctement tout ce qu’ils touchent.

Ces armes ne se contentent pas de détruire et tuer sur le moment, elles propagent pathologies et morts différées. Elles s’inscrivent dans les sols, l’eau et l’air, léguant un héritage durable de dommages environnementaux et sanitaires catastrophiques. La détonation de ces engins, en plus de tuer et de mutiler principalement femmes et enfants, libère dans l’environnement une variété de substances chimiques toxiques, telles que le perchlorate qui pollue les nappes phréatiques et peut provoquer des troubles thyroïdiens, des métaux lourds (plomb, mercure, cadmium, uranium appauvri) qui s’accumulent dans les sols et la chaîne alimentaire, des composés organiques volatils et des particules fines. Ces contaminants polluent l’air, rendant la respiration difficile et augmentant les risques de maladies respiratoires pour les populations, en particulier les plus vulnérables.

Septante mille tonnes d’explosifs

«Les polluants présentant un risque pour l’environnement ou la santé humaine peuvent provenir des armes utilisées ou des cibles touchées», précise, en réponse à nos questions, Doug Weir, directeur de l’Observatoire des conflits et de l’environnement, une organisation caritative britannique. «Les armes explosives peuvent disperser des métaux, des composés explosifs toxiques et des additifs tels que les PFAS. Les lieux ciblés peuvent libérer un mélange complexe de matériaux de construction pulvérisés, pouvant inclure de l’amiante, ainsi que des produits de combustion comme les furanes et les dioxines. Les dommages causés à des sites non résidentiels tels que des installations commerciales, militaires, industrielles ou énergétiques peuvent entraîner la libération d’une grande variété d’autres substances potentiellement problématiques», poursuit-il.

Gaza comptait des milliers de bâtiments construits avant les années 2000. Sous les ordres explicites du gouvernement Netanyahu, l’armée israélienne a procédé à une destruction systématique des immeubles gazaouis. Ainsi, selon le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), en matière de logement, ce sont 80’000 unités qui ont été détruites et 258’201 qui ont été endommagées. L’ensemble des 36 hôpitaux sont totalement ou partiellement détruits. Plus de 95% des écoles ont été partiellement ou totalement endommagées. Ces immeubles, pour la plupart, contiennent de l’amiante, un matériau cancérigène interdit dans la plupart des pays aujourd’hui. Les bombardements et les destructions contrôlées ont libéré des fibres d’amiante dans l’air, exposant la population à des risques de mésothéliome et de cancers du poumon.

Rappelons qu’au cours des six premiers mois de l’offensive de l’armée israélienne à Gaza, plus de 70’000 tonnes d’explosifs ont été larguées sur le territoire, surpassant les bombardements combinés de Dresde, Hambourg et Londres durant la Seconde Guerre mondiale. C’est l’équivalent de deux bombes atomiques d’Hiroshima.

Munitions non explosées

Les munitions qui n’explosent pas à l’impact (appelées UXO) représentent un danger mortel immédiat pour la population civile. Les enfants en sont les principales victimes, mais également les familles revenant sur leur lieu de vie et tentant seules de se débarrasser de ces munitions qui finissent par exploser. En plus des risques de détonation tardive, les UXO constituent également une source de pollution à long terme. La corrosion de ces engins libère progressivement des substances toxiques dans les sols et les eaux. De plus, à l’instar de mines, elles rendent de vastes zones dangereuses et inaccessibles, entravant les activités agricoles et la reconstruction.

«Les armes ne tuent pas seulement les corps; elles blessent l’âme de la terre» Imad Atrash

Imad Atrash vit à Bet Sahour, à l’est de Bethléem. Il dirige la Palestine Wild Life Society et défend la biodiversité en Palestine et particulièrement les oiseaux «qui ne connaissent aucune frontière». Joint par téléphone, il fait part de son désarroi: «Les armes ne tuent pas seulement les corps; elles blessent l’âme de la terre. Elles transforment les champs en déserts, les rivières en cimetières. A Gaza, c’est aussi la nature que l’on assassine.»

Quatre-vingts pour cent des arbres détruits

Les bombardements ont ravagé les terres agricoles, détruisant plus de 65 km² de cultures, soit environ 38% des terres cultivées de Gaza. Environ 80% de la couverture arborée, incluant agrumes et oliviers, a été détruite. Cette politique de la terre brûlée renforce la famine sur le territoire de Gaza.

L’olivier est le symbole de la Palestine. La récolte des olives est depuis des temps immémoriaux une pratique culturelle vitale qui renforce le lien des Palestiniens à leur terre, rassemblant lors des récoltes chaque année toutes les générations de la famille à mesure que les fruits mûrissent. Elle est également importante sur le plan économique, et constitue la majorité du revenu agricole pour les agriculteurs qui vendent les olives conservées ou pressées sous forme d’huile ou de savon. Cependant, partout, en Cisjordanie et à Gaza, l’olivier est mis en danger par la colonisation et la guerre.

Imad Atrash se lamente de la destruction de toute la forêt à Gaza. «La forêt n’est plus un sanctuaire. La terre pleure ce qu’elle ne peut remplacer, vies humaines comme vies animales.» Il regrette particulièrement la destruction de l’écosystème du wadi Gaza, l’une des plus importantes zones humides de la région. Cette zone avait été dévastée, et le cour d’eau qui y passait quasi asséché par les attaques israéliennes successives sur l’enclave et par le blocus qui frappait Gaza. Quelques jours à peine avant le lancement de la dernière offensive de Netanyahu, cette zone venait de bénéficier d’un programme de restauration et de réhabilitation de plusieurs années initié par le PNUD. «Plusieurs espèces d’oiseaux migrateurs recommençaient à venir à Gaza et particulièrement dans cet espace de biodiversité restauré. Mais tous ces efforts ont été réduits en ruines par l’armée israélienne», regrette Imad Atrash.

Il n’  a pas que l’eau du wadi Gaza qui se trouve menacée par la guerre. Dans tout Gaza, les systèmes d’eau, d’assainissement et d’hygiène (EAH) sont au bord de l’effondrement total. Les bombardements et les explosions contrôlées de l’armée israélienne ont détruit ou endommagé plus de 65% des puits, des stations de pompage, des réservoirs de stockage et des usines de dessalement, d’après le PNUD. Aucune usine de dessalement n’est actuellement opérationnelle. Ces destructions ont entraîné le déversement quotidien de 130’000 m³ d’eaux usées non traitées dans la mer Méditerranée, polluant les ressources marines et les nappes phréatiques. La seule source d’eau potable pour plus de 2 millions de personnes est désormais imbuvable, saturée de sel et de toxines. Le PNUD alerte sur les risques qui pèsent sur l’ensemble du milieu marin.

Vers une action en écocide?

Selon l’article 8 du statut de Rome, qui régit la Cour pénale internationale, constitue aussi un crime de guerre le «fait de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causera incidemment (…) des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu».

Pour le moment, le PNUD refuse de se prononcer sur l’application du concept d’écocide à ce qui se passe à Gaza. Lorsque l’on demande à Doug Weir si l’on peut qualifier les actions de l’armée israélienne à Gaza d’écocide, il répond: «En se basant sur la définition de l’écocide proposée par Stop Ecocide International comme étant des ‘actes illégaux ou gratuits commis en sachant qu’il existe une probabilité substantielle que ces actes causent des dommages graves et soient étendus, soit à long terme à l’environnement’, alors la réponse est assurément oui. Israël était clairement conscient des conséquences environnementales des périodes de conflit antérieures à Gaza et a pourtant choisi de mener la guerre d’une manière qui est d’un ordre de grandeur plus destructrice.»

Publié par le magazine en ligne Basta le 13 juin:https://basta.media/a-gaza-c-est-aussi-la-nature-que-l-on-assassine