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Le combat des endormis contre les réveillés

Transitions

L’ancien conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz se plaisait à dire que les Suisses se lèvent tôt mais qu’ils se réveillent tard! Cette remarque pourrait s’appliquer au climat politique d’aujourd’hui où domine la lutte entre les wokes, les réveillés, et ceux qui ne le sont pas. «Stay woke!» Cette exhortation nous vient de l’Amérique des années 1960-70 avec la lutte des Afro-Américains contre l’esclavage et la ségrégation raciale. De cette époque jusqu’à nos jours, «stay woke» a toujours signifié: restez éveillés, sur vos gardes, vigilants. Ce n’est donc rien de plus qu’une banale recommandation.

Sauf que, dans le contexte de l’époque, l’enjeu était de taille et la mobilisation considérable. A l’appel de leurs leaders, dont Martin Luther King et son célèbre «Réveillez-vous l’Afrique!», des cortèges d’hommes et de femmes, noirs et blancs confondus, wokes assurément, et non violents, parcoururent les Etats-Unis, en bus, en train ou à pied pour la conquête de leurs libertés et de leurs droits civiques. Cette mobilisation eut d’abord pour effet de réveiller les suprémacistes blancs. A l’époque comme aujourd’hui, les suprémacistes blancs sont d’une humeur exécrable quand on les empêche de dormir. Il y eut des morts. Mais le courage des militants conduisit à l’adoption, en 1964 et 65, des lois leur accordaient la citoyenneté et les droits civiques.

Le «stay woke» résonna encore dès 2020 avec le mouvement Black Lives Matter, créé à la suite du meurtre de l’Afro-Américain George Floyd par un policier blanc. Puis il perdit son innocence quand les mal réveillés, fâchés de devoir quitter leur lit et leurs rêves dorés d’ordre et de prospérité, s’en sont emparés. Devenu «wokisme» et élevé au rang d’idéologie, ce néologisme fumeux sert désormais à jeter l’anathème sur tout ce qui secoue les traditions et menace les privilèges, sur le modèle qu’en donne le redoutable suprémaciste blanc qui règne à nouveau sur les Etats-Unis.

Si, à l’origine, les mobilisations wokes portaient principalement sur les droits humains et le racisme c’est aussi sur ces thèmes-là que les «antiwokes» se sont d’abord focalisés. Tandis qu’à Washington Donald Trump déporte les immigrés et entend supprimer les mesures en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI), en Suisse, l’UDC plaide pour la suppression de la Commission fédérale contre le racisme. Mais les cibles privilégiées restent les revendications féministes et la politique du genre. Le mouvement LGBTQIA+, au sommet de la détestation, provoque chez les antiwokes quelque chose comme des troubles obsessionnels compulsifs (TOC).

Selon son programme pour les élections fédérales de 2023 et ses déclarations aux médias, l’UDC affirme sa détermination à lutter contre la «folie du wokisme», et la «terreur du genre», et elle annonce sa volonté de faire disparaître les bureaux de l’égalité et d’interdire l’écriture inclusive. Elle s’insurge également contre l’éducation sexuelle à l’école, selon elle une voie dangereusement ouverte à la transidentité. Elargissant la focale pour ne rien rater de tout ce qui bouge dans l’univers politique des réveillés, elle vise aussi les Vert·es pour leurs sermons prétentieux et culpabilisants sur le climat. Tout et n’importe quoi peut être jeté dans les poubelles de l’histoire, y compris l’histoire elle-même. Sa réécriture, c’est le grand-œuvre de Trump qui reporte sa haine du wokisme sur les historiens, les scientifiques, les universitaires et les artistes.

C’est une incohérence, car ce-faisant, Trump pratique lui-même la cancel culture dont il accuse les wokes: la censure, la disqualification de certains narratifs historiques, la mise au pilori de certaines figures, le discrédit des scientifiques, des universitaires et des artistes. Il partage même avec eux l’horreur du racisme, mais du racisme anti-blancs: Il accueille des réfugiés Afrikaners d’Afrique du Sud soi-disant persécutés, alors qu’il condamne tous les autres à la déportation.

En réalité, le wokisme n’existe pas en tant que mouvement politiquement reconnu. En faire une idéologie est une imposture. Ce concept est devenu une arme de disqualification massive. «Adhérer aux thèses de la pensée woke», comme je l’ai vu écrit, ne veut rien dire. Ni le climat, ni les discriminations ne sont des «pensées». Ce sont des problèmes concrets, terre-à-terre, qui exigent des actions politiques réfléchies et débattues. Sans quoi on n’est plus très loin des postures sectaires ou complotistes qui étouffent le débat politique au lieu de l’enrichir.

Que conclure? Laisser la confrérie des endormis à leur sommeil jusqu’à ce que l’insurrection des discriminés ne les réveille? Impossible! Surtout rester vigilant, stay woke, avec tout ce que l’histoire, la science, la culture, l’information et le débat apportent aux rapports sociaux et à la transformation du monde.

Aux Etats-Unis, Donald Trump prépare la célébration en 2026 des 250 ans de la Déclaration d’indépendance. Il entend glorifier les combattants héroïques qui ont fait l’Amérique, mais aucune mention ne sera faite des valeureux wokes des années 1960. Il faudrait lui suggérer que l’Amérique serait encore plus great again en honorant celles et ceux qui ont aboli l’esclavage que les soldats qui se sont tristement illustrés dans les guerres du Vietnam ou d’Irak.

Anne-Catherine Menétrey-Savary est ancienne conseillère nationale.

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