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Migrants: la chasse est ouverte

Transitions

En septembre dernier, des centaines de militants propalestiniens embarquaient pour rejoindre Gaza, forcer le blocus israélien et distribuer des vivres et des médicaments. Merci à elles et eux: par leur geste, ils nous ont redonné un peu de cette dignité collective qui nous faisait si cruellement défaut. Comme il fallait s’y attendre, la flottille pour Gaza fut arraisonnée dans la nuit noire des eaux internationales et les valeureux navigateurs firent connaissance avec les forces maritimes israéliennes, puis avec la prison. A leur retour en Suisse, ils se plaignirent d’avoir été abominablement maltraités, et la foule des supporters fit vibrer les rues des villes romandes de leurs protestations indignées.

A peu près à la même période, des gardes-côtes libyens armés ont fait feu sur de frêles embarcations de migrants qui tentaient la traversée vers l’Europe. Ils s’en sont pris ensuite aux navires de sauvetage. «Ils tiraient pour tuer», dénonce Elliot Guy, le commandant du SOS Méditerranée, gravement endommagé. «Ces tirs sont en grande partie le résultat d’un climat d’impunité, explique-t-il au Temps, car les crimes commis à Gaza ont habitué le monde à ce qu’il y a de pire.». Mais où sont les foules hurlantes pour dénoncer la violence de la chasse aux migrants?

Depuis le début de l’année 2025, c’est plutôt vers l’Amérique que les regards se tournent, pour s’étonner, s’indigner ou se féliciter, qui sait, de la folie furieuse qui s’est emparée de Donald Trump pour la chasse aux étrangers: arrestations brutales et sans avertissement, expulsions massives, le tout présenté avec un cynisme intolérable: «Nous aimerions vous envoyer certains des êtres humains les plus méprisables de la planète» aurait écrit Marco Rubio, secrétaire d’Etat, à divers pays d’Afrique. «Pourriez-vous accepter ça pour nous rendre service?» S’ensuivent des vols spéciaux, notamment à destination du Ghana, pour y larguer des migrants qui résidaient légalement aux Etats-Unis et qui n’ont aucun lien avec ce pays.

Il semble que cette barbarie n’a guère d’effet dissuasif sur l’Europe. Dans son rapport de juin 2025 sur les «activités de politique migratoire extérieure de la Suisse», le Conseil fédéral note que «l’année 2024 a été marquée par un nouveau record de déplacements forcés à échelle mondiale». L’Union européenne, quant à elle, poursuit, avec la Tunisie et la Libye, le refoulement des exclus, une collaboration qu’elle rétribue grassement malgré les trafics mafieux d’agences gouvernementales et les crimes des gardes-côtes. De fait, cette politique d’externalisation des dossiers de migrants comporte une sorte de «deal» à la Trump: elle permet de faire un tri en faveur d’une migration choisie: «On vous prend votre main-d’œuvre qualifiée pour combler nos déficits démographiques, et on vous retourne le rebus.» Ça me fait mal de l’écrire ainsi, mais faire de l’Afrique la déchetterie des puissants est intolérable, et Trump n’est pas le seul coupable.

On me reprochera sans doute de n’employer que les termes de migrants et de migration, alors que tout le monde sait qu’il y a plusieurs catégories d’étrangers. Mais l’obsession du «pas chez moi mais hors des frontières» tend à faire de la migration dite «irrégulière», pour brouiller les pistes, un ensemble homogène de personnes dont on ne connaît ni l’identité, ni le vécu, ni le projet, ce qui tend à créer un climat de crainte et d’hostilité dans le public: divers auteurs évoquent un «sentiment de submersion» ou un «stress de densité», ce qui favorise l’acceptation par la population de lois toujours plus restrictives. Un exemple concret: le 20 octobre, 24 Heures a titré: «La Suisse accueille 200’000 réfugiés (dont 70’000 Ukrainien·nes), un record historique!» Il se trouve qu’une bonne partie de l’article est consacrée à l’anxiété que cette nouvelle peut provoquer: « les cantons tirent la sonnette d’alarme»; ce sont «des défis majeurs»; «La situation est qualifiée de tendue», etc. Il aurait mieux valu citer les réussites de l’accueil d’un million de demandeurs d’asile par l’Allemagne en 2015: « les réfugiés ont trouvé du travail, ont fondé une famille et ont obtenu la nationalité. Soixante-quatre pour cent des personnes en âge de travailler ont un emploi (76% chez les hommes) (Le Temps; 30.08.25)

L’avenir? Pas de lumineuses perspectives à l’horizon. «Les gouvernements s’obstinent dans des politiques qui sont jugées inefficaces et même contreproductives par les spécialistes», disent les chercheurs. On n’est donc pas surpris d’apprendre que les stratégies de dissuasion n’ont pas réduit le nombre des départs pour l’Europe, mais qu’elles en ont accru les dangers.

En revanche, ce qui apparaît clairement, c’est la force et l’efficacité de l’engagement des mouvements de solidarité, des organisations humanitaires, des ONG d’aide et de soutien juridique, des équipes médicales et de sauvetage, et bien sûr de toutes les personnes, individuelles ou en collectifs qui apportent leur aide sans faiblir…. Sauf quand ils et elles seront peut-être scandaleusement poursuivi·es pour délit de solidarité… C’est là, espérons-le, que les militants de Gaza occuperont les rues pour crier leur colère.

L’autrice est ancienne conseillère nationale.
Dernière publication: En passant… chroniques & carnets, Editions Le Courrier, 2024.

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