Il y a eu «les somnambules», pour parler des élites européennes menant sans s’en rendre compte (c’est bien pratique) tout un continent au désastre que fût la Première Guerre mondiale. Il y a eu «les vaincus» pour désigner les hommes qui, après une demi-décennie de boue et d’horreur des tranchées, font régner la violence dans les rues d’Europe. Cette année, il faut compter avec «les irresponsables»: ces libéraux autoritaires des années 1930 qui, imbus, idiots et égoïstes, préoccupés par leurs bas calculs d’enrichissement personnel, convaincus de leur supériorité et effrayés à l’idée d’avoir à partager avec un peuple affamé qu’ils méprisent, choisirent de confier le pouvoir à Adolf Hitler et ses comparses, et par là-même mirent à mort la République de Weimar déjà bien mal en point.
Johann Chapoutot a choisi, avec Les Irresponsables1> Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir?, Gallimard, Paris, 2025., d’assumer un rôle peu envieux, aujourd’hui dangereux, celui de l’intellectuel engagé. Il faut du courage pour rompre avec la prudence académique, sortir de la protection qu’offre le langage feutré de l’université, et fournir en un volume relativement condensé un plaidoyer historique de la sorte. Car la thèse du livre est que le piège tendu par les libéraux autoritaires d’alors aux démocraties européennes s’est certes refermé une première fois, mais n’en finit pas de se réactiver. L’existence d’un présidentialisme autoritaire, lequel repose sur des pouvoirs exceptionnels que lui confèrent tant la Constitution que la faculté d’ignorer les résultats électoraux, apparaît ainsi comme le poison des républiques depuis Weimar et la Cinquième République. Le jeu de magnats industriels qui, par l’entremise d’empires médiatiques, réalisent ce travail de sape, d’abrutissement, de normalisation de l’extrême, est crucial pour masquer ce qui, derrière un paravent de légalité et de conformité aux usages républicains, n’est rien d’autre qu’un habile coup d’état.
Chapoutot ne cache pas que Les Irresponsables est un commentaire historicisé de notre présent. Il s’agit de souligner que la bêtise, l’égoïsme, l’infatuation contribuent à expliquer les dernières entorses à la République française de ces dernières années (et en particulier l’usage effréné des pouvoirs extraordinaires du désormais fameux article 49-3, la dissolution de l’Assemblée nationale, la valse des gouvernements, l’usage disproportionné de la violence contre toute opposition). Il s’agit aussi de montrer que, en 1930 comme aujourd’hui, appuyés par une machine médiatique bien huilée, les grands industriels français – ou italiens, ou allemands, ou américains – et leurs soutiens ont bien compris que l’extrême droite offre la meilleure garantie d’un Etat à leur écoute, prêt à réprimer la dissidence par la force. Ils se trompent, et l’avertissement est sérieux, s’ils pensent pouvoir contrôler le monstre qu’ils créent, car celui-ci, animé d’objectifs qui lui sont propres, n’est lié par aucun respect des conventions. L’avertissement résonne au-delà des frontières de l’Hexagone, et s’applique à l’Autriche, à l’Italie, ou aux Etats-Unis.
Les Irresponsables n’est pas d’une lecture facile. D’une part parce que le livre nous donne à voir l’abîme dans lequel l’Europe semble inexorablement glisser. Comme les survivants de la Première Guerre mondiale affirmaient que celle-ci avait été la dernière pour mieux replonger tête baissée dans un conflit d’une magnitude plus grande encore, une répétition des horreurs de la Seconde n’est plus inenvisageable. La lecture est, d’autre part, compliquée par l’exposition même qui rend le propos difficilement accessible. On conclura en citant ce que Chapoutot dit du discours d’ouverture du dernier Chancelier avant la nomination d’Adolf Hitler:
«On a moins affaire à un discours de mobilisation qu’à une dissertation très précise qui témoigne, à commencer par la grammaire, de l’intelligence vive et structurée de l’orateur ainsi que […] des circonvolutions d’un esprit qui, alors même qu’il est censé convaincre et simplifier, ne peut s’empêcher de multiplier les incises, les contrepoints ironiques, les digressions techniques, voire les saillies paradoxales.»
Notes