Précisons, pour éviter tout malentendu lié au double sens du mot, qu’ici il ne sera pas question de morale, mais seulement du phénomène biologique qui nous donne l’impression d’avoir un corps et de penser, bref «d’être», comme disaient Descartes et Shakespeare. Dans un livre passionnant1> Antonio Damasio, Feeling & Knowing, 2021, Pantheon books, NY, mal traduit en français: Sentir et savoir (2021, O. Jacob)., le neuroscientifique Antonio Damasio assure que la conscience n’était pas aussi compliquée que divers auteurs l’avaient prétendu. Certains refusent d’en donner une définition et encore moins une description précise, renvoyant à l’expérience de chacun. Mais Damasio a raison sur le fond pour la partie biologique de la question, moins sur la forme. Essayons, moyennant quelques corrections, d’en résumer le principe.
Damasio conçoit l’«esprit conscient» comme un défilé d’«images» de toutes natures puisqu’incluant les sons et bien d’autres perceptions et évocations. Nous préférerons à images le mot «représentations», bien plus inclusif et pertinent puisque ces dernières sont toutes codées dans des circuits de neurones du système nerveux. Nous incluons aussi à cet esprit conscient le «discours intérieur», élaboré par le néocortex, en langage à double articulation, dans le cas des humains qui parlent.
Les sources de ces représentations sont les perceptions du monde extérieur, les perceptions de soi, la pensée et la mémoire, toutes localisées dans le système nerveux central (cerveau et moelle épinière) ou périphérique (ensemble des nerfs et autres ganglions nerveux du reste du corps). La perception de soi comporte la perception de l’ensemble squelette-muscles qui donne une représentation de l’architecture du corps et permet, entre autres, de le localiser dans l’espace et de percevoir ses rapports avec le milieu. Tandis que la perception des viscères, influencée par le microbiote, est à l’origine d’humeurs, sensations positives ou négatives.
Un système nerveux humain dispose donc, en permanence, d’une quantité inouïe de représentations codées sur les états passés et présents du monde extérieur et du corps qui lui est associé, ainsi que de pensées, actuelles ou passées, élaborées par son cortex à partir de représentations antérieures. C’est dans cette réserve quasi-infinie d’informations que le cerveau effectue un tri sévère, au niveau du tronc cérébral semble-t-il. L’attention n’en retient que très peu dans l’esprit conscient, à un moment donné, sous forme de représentations et de discours intérieur. Ce tri se fait selon les émotions qui marquent les représentations accessibles. Douleur ou plaisir, bien être ou mal être favorisent l’accès au tunnel étroit de la conscience. Et la pensée réfléchie doit se faire un chemin dans le flot émotif désordonné des représentations évoquées.
De plus, cette conscience fonctionne à temps partiel, selon le cycle journalier veille-sommeil, interrompue par des «interrupteurs» cérébraux, et doit être raccordée par le cerveau entre les jours successifs. Bien sûr, les drogues et les anesthésiques peuvent perturber ou interrompre ce fonctionnement. Dans ces conditions, la pensée rationnelle, lente et nécessitant un minimum de calme émotionnel, est facilement débordée par des perturbations négatives ou des sollicitations gratifiantes récompensées. On retrouve ainsi, au niveau de la conscience, le conflit entre la démarche exigeante et lente de la raison et les passages à l’acte brutaux causés par des contextes émotionnels forts et des réflexes, éventuellement conditionnés. Ce que le psychologue et prix Nobel d’économie Daniel Kahneman qualifie de «systèmes de décision 1 et 2»2> Daniel Kahneman, Thinking, Fast and Slow, 2011, éd. FSG, NY, trad. Système 1 / Système 2, Les deux vitesses de la pensée, 2012, Flammarion., en compétition permanente dans la vie quotidienne, quand la littérature parle, plus simplement, de compétition entre la raison et la passion.
A part l’organisation de l’attention, très complexe pour trier les flots énormes de représentations marquées par les émotions et les sensations, la conscience biologique n’est donc pas si compliquée et réside dans notre seul système nerveux. Avec une certitude: si mon cerveau est détruit, je ne penserai plus: je ne penserai plus, donc je ne serai plus!
Notes