Dans le tumulte des crises climatiques contemporaines, un acteur majeur de la pollution mondiale reste étrangement en retrait des débats publics: les forces armées. Pourtant, l’impact environnemental de la machine militaire mondiale est colossal. A travers leurs infrastructures, leurs opérations et leurs équipements, les armées des grandes puissances émettent des quantités massives de gaz à effet de serre, consomment des ressources fossiles à un rythme effréné et laissent dans leur sillage une empreinte écologique que peu d’institutions égalent.
Prenons l’exemple de l’aviation militaire, symbole de puissance, mais aussi de gaspillage énergétique. Un F-16 Fighting Falcon consomme environ 3000 litres de carburant fossile par heure lors d’une mission. Ce chiffre grimpe à environ 5 700 litres par heure pour un F-35 Lightning II, l’un des avions les plus récents et technologiquement avancés. Ces engins effectuent des centaines de vols chaque jour à travers le monde, qu’il s’agisse d’exercices, de patrouilles ou d’opérations réelles.
Les armées ne se contentent pas de faire voler des avions. Elles gèrent des flottes entières de véhicules blindés, de navires de guerre, de sous-marins nucléaires et d’une myriade d’installations fixes – casernes, bases, hangars, laboratoires – toutes extrêmement énergivores. Les États-Unis, à eux seuls, exploitent plus de 800 bases militaires dans le monde. En 2019, une étude de l’Université de Durham estimait que le Pentagone était le plus grand consommateur institutionnel de pétrole au monde, avec une émission de plus de 59 millions de tonnes de CO2 par an, soit plus que de nombreux pays entiers.
Malgré cet impact titanesque, le secteur militaire bénéficie d’une exception réglementaire choquante. Les émissions de gaz à effet de serre des armées ne sont pas systématiquement comptabilisées dans les bilans nationaux de gaz à effet de serre. Cette exemption a été négociée lors des accords climatiques internationaux, notamment au Protocole de Kyoto, à la demande des Etats-Unis. Une partie non négligeable des émissions mondiales reste donc dans l’ombre.
Le paradoxe est saisissant. D’un côté, les dirigeants militaires reconnaissent désormais que le changement climatique est un multiplicateur de menaces, susceptible de provoquer des conflits liés aux ressources, aux migrations et aux catastrophes naturelles. De l’autre, leurs activités exacerbent activement la crise environnementale. Protéger la sécurité nationale au prix de la destruction des conditions de vie sur Terre relève d’un non-sens stratégique.
Des solutions existent. Réduire les budgets militaires, intégrer des objectifs écologiques dans la planification des opérations, développer des carburants alternatifs, et surtout, remettre en question le recours sys-tématique à la force comme réponse politique. Certaines armées commencent timidement à investir dans des technologies plus vertes, cependant cela reste marginal en regard de l’ampleur du problème.
Face à l’urgence climatique, l’omerta sur l’empreinte écologique des forces armées doit cesser. L’exigence de transparence, de responsabilité et de transformation s’applique à tous les secteurs, y compris, et peut-être surtout, à ceux qui prétendent agir au nom de notre sécurité. Car une planète en feu ou sous l’eau ne pourra jamais être un lieu sûr.
Christian Brunier,
ancien dirigeant d’entreprise,
ancien député, Genève