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Le Courrier L'essentiel, autrement

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Ouvrir grand nos yeux

A livre ouvert

Qu’on le veuille ou non, chacune et chacun de nous a noué un rapport profondément ambigu avec Internet. Plus personne n’ignore que sur la toile le meilleur voisine le pire, que la supposée utopie des débuts a cédé la place au capitalisme numérique le plus disruptif qui soit, que la techno-philie et les techno-optimisme et techno-solutionisme de certains peuvent se transformer en un claquement de doigts en techno-fascisme décomplexé. Tout ça, tout le monde le sait et pourtant Internet demeure à sa façon l’indépassable horizon de notre condition numérique. Jour après jour, nous retournons docilement devant l’écran, riches d’une attention dont certains, à l’orée de ce siècle, déterminèrent qu’à travers nos «globes oculaires» elle serait largement monétisable – la capitalisation boursière des Gafam et le montant des capitaux investis dans le développement de l’IA en sont aujourd’hui les plus sûrs indicateurs.

Professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’université de Columbia, à New York, Jonathan Crary s’est très tôt intéressé aux effets délétères de l’«économie de l’attention». Il y consacra en 2013 un formidable essai, 24/71>Jonathan Crary, 24/7: le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 2014., démontrant que devant un écran la vision et l’attention humaines sont le plus souvent assujetties à des stimuli externes ayant vocation à «prédéterminer nos choix et actions futurs».

Dix ans plus tard, il revient avec un livre dont l’importance ne cède en rien au premier: Scorched Earth2>Jonathan Crary, L’écorchement du monde. Pour en finir avec l’ère numérique; vers un monde post-capitaliste, Les Presses du réel, 2025.. En dix ans, le capitalisme numérique sujet du livre 24/7 est devenu un «capitalisme de la terre brûlée», sachant que brûler la Terre, l’écorcher, c’est pour Crary «éteindre tout espoir […] d’une restauration ou d’une guérison du monde». Outre son impact matériel, direct autant qu’indirect, Internet tient un rôle essentiel dans cet écorchement par la forme même qu’a prise son «architecture immatérielle». Crary la qualifie de «cloisonnante» et la sait capable de produire «un consentement massif […] qui se déploie grâce à la stimulation d’une activité égoïste et une indifférence à tout ce qui ne s’y trouve pas impliqué».

Cloisonnante et non moins abrutissante car, à la manière «du vortex de déchets qui ne cesse de s’étendre à vive allure au cœur du Pacifique nord», Internet accumule une quantité quasi infinie de textes, d’images et de vidéos générant sans fin «une cacophonie […] qui déboussole et ne laisse aucune place à la pensée et au dialogue».

Crary va plus loin et s’interroge: «Il est remarquable qu’à une époque où une menace sans précédent plane sur l’avenir de la planète,[…] tant de gens soient disposés à s’enfermer de leur plein gré dans les cagibis numériques suffocants conçus par une poignée de firmes sociocidaires.»

Qui écrit et publie pareil pamphlet ne peut se satisfaire de simples critiques ou d’interrogations aussi acérées soient-elles. Qui écrit et publie pareil pamphlet doit, à un moment ou à un autre, sauter le pas et intimer, voire ordonner, au risque il est vrai de brusquer et de bousculer. De descriptif, l’essai devient prescriptif et ouvre soudainement des possibles: «Nous devons, écrit Crary, entreprendre de repenser à nouveaux frais nos besoins, de les redéfinir de manière radicale, de redécouvrir nos désirs au-delà de la débauche d’impulsions futiles auxquelles l’on ne cesse de nous soumettre.»

Plutôt que de prôner le face-à-face direct avec les Gafam aux yeux desquels seule la monétisation de notre attention compte, Crary opte pour mouvement en deux temps: d’abord une prise de distance, ensuite une volte-face. Car c’est seulement en détournant son regard de l’écran que l’on peut regarder les maîtres d’Internet «dans les yeux».

Face à Internet, face à ce dispositif devenu ubiquitaire, face à cette «impitoyable machine aux effets délétères», face à cet «ensemble de dispositions qui excelle à disperser ceux à qui tout pouvoir a été confisqué», face à ce «catalyseur du rabaissement, provoquant un effacement humiliant de tout geste individuel d’affirmation de soi», face à ce qui n’est rien moins qu’un appareil à domestiquer la vision et donc l’action, ce qu’il faut avant tout c’est retrouver la pleine et entière maîtrise de son attention. Cela commence ici et maintenant en résistant aux sirènes du tout-numérique et en ouvrant grand nos yeux.

Notes[+]

Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant

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