L’annonce de la levée des sanctions économiques étasuniennes formulée le 13 mai par Donald Trump constitue une victoire de plus pour les autorités syriennes: elle s’inscrit dans un processus de formalisation des relations diplomatiques – régionales et internationales – initié par le gouvernement de transition dominé par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC) d’Ahmed Al-Charaa. La décision étasunienne nourrit aussi, pour une population syrienne appauvrie par plus d’une décennie de guerre civile, l’espoir d’une amélioration économique qui mettrait un terme à des années de privation – en témoignent les manifestations de joie improvisées suscitées par la nouvelle dans différentes villes du pays. L’annonce de Washington a également entraîné une appréciation immédiate de la livre syrienne.
La levée des sanctions aura très probablement des effets positifs à court et moyen termes sur un certain nombre d’éléments. En facilitant notamment différentes formes de collaboration entre acteurs régionaux/internationaux et institutions syriennes, comme l’a laissé entrevoir le feu vert des Etats-Unis accordé ces dernières semaines à deux initiatives qataries destinées à la Syrie – soutien financier au secteur public et aide en matière d’approvisionnement énergétique.
Parallèlement, la décision de la Maison-Blanche devrait favoriser la réintégration de l’économie syrienne au sein du système financier mondial, redynamiser les échanges commerciaux et attirer des investissements directs étrangers (IDE) et ceux de la diaspora syrienne – autant d’objectifs clés visés par le pouvoir en place. Ainsi, deux jours après l’annonce de la levée des sanctions, un protocole d’accord d’une valeur de 800 millions de dollars a été signé jeudi dernier entre le gouvernement syrien et la société d’investissement émiratie DP World pour le développement du port de Tartous. Damas s’efforce en effet de convaincre des entreprises étrangères à investir dans le pays, en vue de moderniser les infrastructures et générer des revenus. Avant même l’annonce étasunienne, un nouveau contrat était conclu le 1er mai avec l’armateur français CMA CGM (qui opère en Syrie depuis 2009) pour l’exploitation du terminal à conteneurs du port de Lattaquié sur une durée de 30 ans, en échange d’un investissement de 230 millions d’euros pour la construction d’un nouveau quai aux normes internationales.
Sur le plan financier, la levée d’un large éventail de sanctions devrait permettre de libérer les avoirs syriens gelés, mettre fin à l’interdiction des transactions en dollars et à la déconnexion des banques syriennes du système mondial Swift. De même, la Syrie aura la possibilité d’accéder plus facilement aux fonds et aux prêts auprès des institutions financières internationales et des banques de développement.
Obstacles multiples à lever
Tout d’abord, la levée des sanctions doit être confirmée par un processus clair qui pourrait prendre du temps. La Syrie est sous sanctions étasuniennes depuis 1979, de par son inscription sur la liste des «Etats soutenant le terrorisme» par Washington. Des pénalités considérablement alourdies par la «loi César»: voté en 2019 par le Congrès étasunien, ce nouvel arsenal de sanctions dirigé contre l’ancien régime Assad a gravement affecté l’économie syrienne, interdisant toute contribution extérieure à la reconstruction du pays. La levée effective d’un tel dispositif ainsi que le retrait de la Syrie de la liste noire étasunienne nécessitent une approbation officielle du Congrès. Cela étant, une dérogation aux sanctions décrétée par le président Trump, voire leur levée informelle en l’absence de mise en œuvre, pourraient également être envisagées.
Quant aux les sanctions imposées par l’ONU, elles devraient sans doute se solder par un accord calqué sur la décision de Washington, du fait que la légitimation régionale et internationale du nouveau gouvernement syrien progresse rapidement. Cela dit, le flou relatif pesant sur le processus risque fortement de freiner un retour rapide des institutions financières et des entrepreneurs en Syrie. D’autant que, même en l’absence de sanctions, subsistent de profonds problèmes économiques structurels dans le pays.
La stabilisation de la livre syrienne (SYP) est encore loin d’être achevée; ce qui décourage les investisseurs en quête de rendements rapides et à moyen terme. La destruction des secteurs de production – industrie manufacturière et agriculture notamment – ainsi que le déficit persistant de la balance commerciale exercent une pression sur la SYP. Parallèlement, la monnaie nationale est toujours confrontée à la concurrence de la livre turque dans certaines régions du nord-ouest, tandis que le dollar étasunien continue de circuler largement dans le pays.
Par ailleurs, les infrastructures et réseaux de transport restent endommagés après plus de treize ans de guerre et de destructions. Les coûts de production sont élevés, notamment en matière d’électricité, et le pays continue de faire face à de graves pénuries de matières premières et de ressources énergétiques essentielles, qui pourraient être atténuées par la levée des sanctions. En outre, l’approvisionnement en pétrole, bien qu’encore insuffisant, s’est récemment amélioré grâce à l’augmentation des livraisons en provenance de Russie depuis le début 2025.
On observe également une pénurie importante de main-d’œuvre qualifiée, sans indication d’un retour massif dans un avenir proche. Dans ce contexte, une revalorisation salariale de 400% dans le secteur public, portant le salaire mensuel minimum à 1,12 million de SYP (environ 86 dollars), a été prévue grâce à l’aide financière du Qatar. Ce qui constitue un pas dans la bonne direction, mais reste insuffisant pour couvrir les besoins quotidiens de la population syrienne dans un contexte de crise persistante: fin mars, le coût minimum de la vie à Damas pour une famille de cinq personnes était estimé à 8 millions de SYP (soit 666 dollars) par mois.
Le secteur privé, principalement composé de micro, petites et moyennes entreprises (MPME) aux capacités limitées, nécessite une modernisation et une reconstruction importantes. Alors que la décision de Damas de réduire les droits de douane sur plus de 260 produits turcs a porté préjudice à la production nationale, en particulier aux MPME des secteurs industriel et agricole qui peinent à concurrencer les importations turques. Selon le Ministère turc du commerce, les exportations vers la Syrie ont totalisé environ 508 millions de dollars au premier trimestre 2025, soit une hausse de 31,2% par rapport au premier trimestre 2024.
Les ressources de l’Etat sont également très restreintes, ce qui limite d’autant les investissements, tandis que les orientations politico-économiques du gouvernement de transition privilégient un modèle axé sur les rendements à court terme, au détriment d’investissements dans les secteurs de production.
Les principales ressources pétrolières sont concentrées dans la région autonome du nord-est syrien, contrôlée par l’AANES (Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie), sous direction kurde. Un accord conclu en mars dernier entre la présidence syrienne et l’AANES a partiellement facilité l’accès de Damas à ces ressources. Cependant, la production syrienne de pétrole et de gaz naturel connaît un déclin considérable depuis 2011. La production pétrolière est passée de 385’000 barils par jour en 2010 à environ 110’000 barils début 2025, un volume très insuffisant pour couvrir les besoins locaux et intéresser de potentiels investisseurs étrangers.
Néolibéralisme à marche forcée
Plus globalement, l’orientation et les décisions économiques actuelles consolident et accélèrent la mise en place d’un modèle néolibéral, assorti de mesures d’austérité. Des signes concrets indiquent que les autorités au pouvoir souhaitent hâter le processus de privatisation des actifs de l’Etat. Avant sa visite au Forum économique de Davos en début d’année, le ministre syrien des Affaires étrangères, Asaad al-Chaibani, a déclaré au Financial Times que les nouveaux dirigeants prévoyaient de privatiser les ports et les usines publiques, d’attirer les investissements étrangers et de stimuler le commerce international. Ajoutant que le gouvernement «étudiera[it] les partenariats public-privé afin d’encourager les investissements dans les aéroports, les chemins de fer et les routes».
En ce qui concerne les mesures d’austérité, de nombreuses décisions ont été prises. Le prix du pain subventionné est passé de 400 SYP (les 1100 grammes) à 4000 SYP (les 1200 grammes). Au cours des mois suivants, la fin des subventions sur le pain a été annoncée dans le cadre de la libéralisation du marché. Le ministre de l’Electricité, Omar Shaqrouq, a également déclaré que le gouvernement prévoyait une réduction, voire la suppression des subventions sur les prix de l’électricité, car «les prix actuels sont très bas, inférieurs de leurs coûts; mais seulement de manière progressive et à condition que les revenus moyens augmentent». Actuellement, l’approvisionnement en électricité du réseau public dans les principales villes du pays ne dépasse pas deux heures par jour.
Par ailleurs, le Ministère de l’économie et du commerce extérieur a annoncé le licenciement d’un quart à un tiers des fonctionnaires – des employés qui, selon les nouvelles autorités, percevaient un salaire sans travailler. Depuis, aucune estimation officielle du nombre total de fonctionnaires licenciés n’a été publiée, alors que certains ont été mis en congé payé pendant trois mois, le temps de clarifier leur situation réelle. A la suite de cette mesure, des manifestations de travailleurs licenciés ou suspendus ont éclaté dans tout le pays en janvier et février. Cependant, les massacres confessionnels dans les zones côtières en mars dernier, puis les attaques contre les populations druzes ces dernières semaines ont considérablement réduit l’ampleur du mouvement de protestation, par crainte d’une réaction violente des groupes armés proches du nouveau régime.
Dans un tel contexte, les orientations politico-économiques actuelles tendent à creuser les inégalités sociales et aggravent le sous-développement des secteurs de production. Plus généralement, les difficultés liées à la situation syrienne: fragmentation territoriale et politique du pays, ingérence et présence de forces étrangères, tensions confessionnelles, ne sont pas des facteurs incitatifs permettant d’attirer des investisseurs étrangers, pas plus que la diaspora syrienne.
Par ailleurs, la légitimation internationale en cours des nouvelles autorités syriennes ne peut que consolider leur assise nationale, caractérisée par la concentration des pouvoirs aux mains du mouvement islamiste, l’absence de politique inclusive dans le processus de transition et, pis encore, le renforcement des tensions confessionnelles. Le processus de transition demande à être élargi démocratiquement à d’autres acteurs sociaux et politiques locaux, tels que partis d’opposition, syndicats, organisations féministes, associations paysannes et professionnelles, etc.
Près de six mois après la chute du régime Assad, l’annonce de la fin des sanctions étasuniennes est certes une bonne nouvelle. Mais il reste encore beaucoup à faire – politiquement et économiquement – pour assurer à la Syrie la réussite d’une reconstruction.