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La fois de trop

«Parce qu’écrire, c’était redevenir le sujet de ma propre histoire. Une histoire qui m’avait été confisquée depuis trop longtemps». Vanessa Springora, Le Consentement.
Libre cours

La fois de trop, c’est quand l’inacceptable devient un tournant. Cela s’observe aussi bien dans le collectif que dans l’individuel ou l’intime. Il aura fallu qu’éclatent au grand jour les agressions commises par Harvey Weinstein pour que des siècles d’abus tolérés se muent en un raz-de-marée. Le hashtag #MeToo a donné un regain d’énergie et de légitimité à toutes les femmes qui, d’une manière ou d’une autre, portent les luttes féministes. Il a rendu audible la parole des survivantes de violences et d’abus sexuels, et mis en lumière leur ampleur. Des témoignages individuels révélant des dynamiques d’abus ignorées ou normalisées ont eu une résonance collective, donnant aux femmes de nouveaux outils pour surmonter ce genre d’expériences.

Les récits de Vanessa Springora (Le Consentement) et de Neige Sinno (Triste tigre) s’inscrivent dans ce contexte de libération de la parole. Le Consentement décortique les prémices (vulnérabilité de la protagoniste, permissivité familiale et post soixante-huitarde) de la «relation» abusive que Vanessa Springora entame à 14 ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff. De manière plus fondamentale, Springora sublime son combat pour se délester de la souffrance et de la honte liées à l’abus en une œuvre littéraire. En exposant la réalité de la prédation, elle met également un terme à l’emprise dont elle a été victime encore longtemps après les faits, Matzneff lui imposant sa correspondance, parlant d’elle dans ses livres ou exposant sa version des faits à travers ses écrits. C’est pourtant elle qui signe la chute de l’écrivain en inversant le rapport de force. Dans Triste tigre, Neige Sinno expose le viol que lui inflige son beau-père depuis qu’elle est enfant. Le livre est construit autour des multiples angles et temporalités à travers lesquels Sinno retrace son histoire, étoffée de références littéraires et scientifiques, de coupures de presse et de pièces juridiques. En parallèle, l’autrice mène une réflexion sur la forme que peut prendre la narration d’un tel vécu, tout en défendant de manière magistrale le récit autobiographique comme un genre littéraire à part entière. Sinno écrit: «J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée.» Quand bien même, la démarche de l’autrice aura sans doute contribué à sa reconstruction et, surtout, l’aura sublimement grandie. Et nous avec.

Au niveau individuel, la fois de trop, c’est souvent celle qui vous fait refuser l’emprise ou l’abus. Parfois, de manière plus subtile, lorsque l’on fait le constat, après des années, que les comportements figés, que nous portons comme des corsets pour ne pas nous confronter à nos blessures, nous limitent. Même si nos traumas n’ont pas la profondeur abyssale d’un viol ou d’un abus sexuel sur plusieurs années, les ouvrages de Springora et de Sinno nous invitent à nous pencher sur eux, en nous proposant des pistes pour les dépasser et en sortir à notre tour grandi·es. – Ici, je me suis demandé l’espace d’un instant si la marque d’inclusion était pertinente, tant les abus révélés par les deux autrices françaises touchent en écrasante majorité des femmes. Je la conserve à dessein. Parce que je connais au moins un homme (ça ne fait pas beaucoup, notez) qui a lu ces ouvrages et reconnu leur valeur avec sincérité, sans les dédaigner au motif que leur succès serait à mettre sur le compte de la vague #MeToo. Parce que je connais d’autres hommes qui pourraient être touchés et nourris par leur contenu. Parce que ce genre d’ouvrages gagnerait à être lu par tous les hommes et les jeunes garçons, pour qu’un jour, la fois de trop ne soit plus un abus qu’une femme subit, mais celui qu’un homme commet!

Nadia Boehlen est porte-parole d’Amnesty International Suisse et autrice. Elle s’exprime ici à titre personnel, à partir d’un thème proposé par la rédaction.

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