Depuis 2020, la Suisse envisage de nouveaux barrages dans les Alpes, ainsi que l’agrandissement d’autres. Ainsi le demande la Stratégie énergétique 2050, qui prévoit d’augmenter considérablement la production d’électricité. Un demi-siècle a passé depuis la fin de la grande vague de constructions. La Grande Dixence, le plus important symbole, a été achevée en 1961. Ces infrastructures ont permis de faire du pays l’un des plus grands producteurs d’énergie hydraulique d’Europe, malgré sa petite taille.
Marc Landry, historien américain, publie la première synthèse de l’histoire du développement de l’énergie hydraulique en Europe jusque dans les années 1950. Dans Europe’s Battery1>Marc Landry, Mountain Battery. The Alps, Water, and Power in the Fossil Fuel Age, Stanford: Stanford University Press, 2025., il la présente comme la face B des énergies fossiles. C’est, nous dit-il, en réponse aux limitations du charbon qu’ingénieurs, entrepreneurs et politiciens en viennent à voir dans les glaciers alpins une réserve de «houille blanche» qui ne demande qu’à être exploitée. Afin d’échapper à la dépendance vis-à-vis des pays producteurs de charbon (principalement la Grande-Bretagne et l’Allemagne), les régions alpines cherchent à développer l’énergie hydraulique depuis la fin du XIXe siècle. La technologie, les capitaux et les infrastructures électriques manquent toutefois pour ce faire, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et, surtout, jusqu’au plan Marshall et la reconstruction européenne. De nombreux petits chantiers et quelques-uns d’envergure pharaonique sont ainsi conçus dans les années 1920 et 1930, mais terminés seulement au début des années 1950. Toujours, ceux-ci sont pensés vis-à-vis du charbon: il s’agit d’exploiter l’énergie hydraulique en période de «pic» de consommation, mais aussi permettre de libérer du charbon pour l’industrie lourde (celui-ci étant nécessaire pour certains alliages, comme l’acier). Ces projets ont également des dimensions politiques profondes, qu’il s’agisse de matérialiser les ambitions du Troisième Reich en reliant les Alpes et les centres industriels ou de lutter contre l’influence soviétique alors que s’installe la guerre froide.
Le cas helvétique échappe curieusement à l’analyse de Marc Landry, dont les meilleures pages traitent de l’Autriche. Que les plus importantes infrastructures soient construites après la période traitée dans le livre en affaiblit quelque peu la thèse. Cela s’accompagne d’un autre angle mort: celui du financement de ces infrastructures colossales. En effet, il est bien connu que les capitaux privés jouent un rôle crucial, notamment en ce qui concerne les investissements helvétiques en Italie. Landry évoque, sans entrer dans les détails, l’importance des fonds américains dans les années 1950, sans lesquels les projets entrepris durant la période fasciste n’auraient peut-être pas vu la lumière du jour. Ici aussi, inclure la Suisse dilue l’argument, puisque son hydroélectricité est financée sans l’apport du fonds Marshall.
Europe’s Battery présente, et c’est peut-être plus troublant, l’hydroélectricité comme une énergie renouvelable. Pourtant, Marc Landry souligne la finitude des ressources hydrauliques des Alpes. Depuis les premiers temps de l’industrialisation, les glaciers fondent en effet à une vitesse accélérée, une bénédiction à court terme pour la production d’hydroélectricité. Mais il est évident que les glaciers ne se reconstituent pas, bien au contraire. L’énergie potentielle qu’ils contiennent est, elle aussi, héritée d’une plus longue histoire. Réchauffement climatique oblige, la production d’hydroélectricité est condamnée à décliner.
Notes