Le passage proposé dans cette page Inédit du Courrier correspond au premier chapitre de Lady Berta, le premier roman d’Annette Hug. Un petit défi de traduction se présente d’emblée quand la narratrice précise que sa grand-mère la nomme encore «sa Madame». «Von meiner Madame», dit Berta dans l’original. Tout au long du passage, la jeune bonne appellera sa patronne «Madame», le français renvoyant à un certain niveau d’éducation, à la bonne société. Berta elle-même rêve de devenir une «dame», «eine Dame», en allemand dans l’original.
L’usage voudrait que l’on indique à l’aide d’un astérisque que le mot est *en français dans le texte. Mais que voudrait dire cette note? Et quel effet produirait-elle, sinon nous faire perdre le fil du texte, nous rappeler qu’il y a là un effet de l’original que la traduction échoue à recréer?
À cet astérisque, je préférerais une incise, quand elle est praticable, indiquant que les mots sont dits en français. Dans le cas présent, on pourrait aisément préciser:
«De ma madame», dit encore Grand-mère aujourd’hui en français.
Mais cela ne nous renseignerait toujours pas suffisamment sur la valeur de ce français, sa signification dans la Suisse alémanique des années 1940.
Alors une plus longue incise? Est-ce vraiment nécessaire? Mieux vaut compter sur l’effet d’étrangeté intrinsèque de la formulation. «Ma Madame», la déférence chaleureuse du possessif, surprenant, bégayant.
Figurer plutôt qu’expliquer, quitte à transformer un tout petit peu le sens, à le décaler. Car la traduction ne peut calquer l’original, on dirait plutôt qu’elle le décalque, en déplaçant légèrement les traits.
Ainsi plus loin, quand surgit un mot en suisse allemand, Futzgelle, le juron lancé par Margret à l’encontre du seau est une expression inventée par l’autrice à partir de termes suisses allemands. L’intention, on la comprend: elle doit être suffisamment vulgaire pour choquer même la narratrice. Le seau est décrit, ce Gelle en suisse allemand[1], et Futz où on entend Fotze, mot vulgaire pour le vagin et, par métonymie, les femmes.
Avant de choisir «salope», j’avais cherché d’autres mots, plus anciens, moins communs. Gaupe peut-être, pour prostituée, un mot utilisé au début du XXe, notamment par Cendrars.
«Gaupe de seille»? Qui comprendrait aujourd’hui? Et, Annette Hug me le précise, «futz» est utilisé par Margret pour renforcer son juron. Aujourd’hui on dirait «putain de…», ou son équivalent anglais.
«Salope», me rassure le dictionnaire, s’utilisait dès le XVIIIe siècle, on le comprendra d’emblée, et on tolérera d’autant mieux de ne peut-être pas comprendre exactement «seille».
La salope de seille, aussi choisie pour son allitération, déplace le juron du suisse allemand en un régionalisme francophone («surtout de l’Ouest ou de l’Est» nous dit le Trésor de la langue française), l’important étant un régionalisme, pour évoquer, comme avec le français de Madame, une origine, un niveau social et d’éducation.
Ces figurations, petites infidélités à la réalité, au réalisme, sont le propre de la littérature. Les dialogues entre les deux bonnes dans Lady Berta sont transposés, jamais ils n’auraient eu lieu en Schriftdeutsch, en bon allemand, comme c’est évidemment le cas dans le livre. À la traduction de trouver pareils subterfuges littéraires pour incarner les personnages. Et laisser les * dans le ciel étoilé.