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Le Courrier L'essentiel, autrement

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Le mot du traducteur – Alexandre Pateau

Traduire est toujours provisoire, rappelle Alexandre Pateau, et peut-être plus encore lorsqu’il s’agit des récits d’un maître du paradoxe comme Peter Bichsel, qu’il a côtoyé et dont il parle ici avec une grande finesse.
Traduction

La première fois que j’ai rencontré Peter Bichsel, aux Journées littéraires de Soleure – c’était en 2015, on fêtait ses 80 ans à l’étage du Kreuz, un monde nouveau s’ouvrait pour moi, j’étais accueilli de la manière la plus naturelle et la plus chaleureuse qui soit par des collègues qui allaient devenir des consœurs et des confrères, des interlocuteurs au long cours, des amis –, la première fois que j’ai entendu sa voix, que je ne connaissais que par le disque et la radio, nous avons parlé presque instantanément de Rilke, que je lui disais m’essayer à traduire parallèlement à ses contes du Buson (publiés chez En Bas en 2017). Je savais qu’il aimait Rilke et que le seul lieu qu’il avait voulu voir à Paris était le jardin du Luxembourg, simplement pour caresser un des chevaux de bois du Manège, qui était peut-être resté le même que celui du poème.

Il me lança un regard doux, et ferme, de ceux qu’il lançait souvent (ce regard devait être plus ferme dans sa jeunesse, et je dois avouer que je fus soulagé de le rencontrer si tard dans sa vie), il se tut un instant et me dit, avec une légère interrogation dans la voix: «Il faut être poète pour traduire Rilke.» (Je ne me rappelle pas exactement sa phrase, c’était peut-être: «Mais seul un poète peut traduire Rilke», ou: «Tu ne crois pas qu’il faut être poète pour traduire Rilke?», ou même: «Tu es poète? J’espère, car sinon, tu vas avoir du mal à traduire Rilke.» Lui-même, fidèle à son goût du paradoxe, aurait sans doute modifié la phrase si on lui avait demandé de la répéter, peut-être aurait-il affirmé le contraire.)

J’étais encore moins poète que traducteur, cette entrée en matière me déstabilisa et éveilla en moi une sorte de crainte. Mais ce défi qu’il me lançait n’était peut-être qu’une manière de me mettre légèrement à distance, de me signifier l’interrogation foncière qui était celle de Peter vis-à-vis de la traduction comme acte de recréation littéraire.

J’ai eu la chance, au cours des années qui suivirent, de passer quelques moments privilégiés avec lui, et même une journée entière, seul à seul, des terrasses des cafés de Soleure à son bureau de la vieille ville, son «dépôt» ou son «stock», comme il l’appelait avec affection. Quand je tentais de le questionner sur telle difficulté de ma traduction en cours, tel point délicat – ce pouvait être une phrase, une expression, ou une question plus large ayant trait à l’interprétation de sa pensée, son esthétique –, il me répondait presque toujours, avec un geste de lassitude, suivi d’un long silence: «Ah, mais écris ce que tu veux, ce n’est pas le contenu qui importe, c’est la manière de raconter. Ce que je raconte n’a pas d’importance, mets les mots que tu veux!» Mais en vrai paradoxal, il avait aussi le chic pour m’asséner une réponse très ferme sur tel autre point qu’il voulait absolument que je traduise d’une certaine manière, et je l’entends encore citer de mémoire les lourds contresens qui émaillent la première traduction du Laitier: «Ils ont traduit sie macht Lungenzüge par elle fait des exercices de poumon!» (l’image est celle d’une femme qui tire sur sa cigarette). Il s’offusquait qu’on ait pu confier la version française de ses miniatures d’une sobriété extrême à un traducteur des classiques allemands, Novalis, Hölderlin, Nietzsche.

Comme le dit très bien Daniel Rothenbühler dans son bel entretien avec Anne Pitteloud, pour Bichsel, l’écriture est toujours quelque chose de l’ordre de la tentative, du provisoire. La traduction l’est peut-être plus encore. Le mot cité par Daniel dans la phrase inaugurale des histoires du Laitier«Behelfsmässig kann man sich ein Haus vorstellen» (et la solution qu’il propose en français est sans doute la meilleure, je la lui volerai très certainement: «On pourra, faute de mieux, penser à une maison») –, ce mot s’applique merveilleusement à la traduction, qui est toujours faute de mieux. Même les traductions les plus célèbres et les plus louées par la critique sont toujours faute de mieux, et quiconque a déjà participé à un atelier ou une rencontre autour de la traduction sait que toute solution, aussi solide et «fidèle» soit-elle, ne peut être que provisoire.

Peter Bichsel disait aussi, Daniel Rothenbühler le souligne encore, que toute traduction doit savoir prendre ses libertés par rapport à l’original pour lui rester fidèle. Le texte que nous publions aujourd’hui pour rendre hommage à Peter – un article que j’ai découvert cette même année 2015 dans le fonds personnel légué par l’écrivain aux Archives littéraires suisses de Berne, une simple coupure de journal que j’ai précieusement gardée dans mon tiroir, ayant l’intuition qu’il faudrait la partager un jour –, ce texte s’intitule en allemand: «Geschichten von Anfang und Ende», c’est-à-dire, mot à mot: «Histoires de début et de fin». Ce mot à mot est énigmatique et l’on sent bien, après l’avoir retourné en tous sens, que la solution littérale ne suffira pas – parce qu’elle ne rend pas le son de l’original, ne fait pas écho à la voix de Peter. Je l’ai intitulé, provisoirement, faute de mieux: «Le début et la fin des histoires». J’ai le sentiment que Peter aurait aimé ce titre. J’ai l’impression que l’écart entre les deux titres lui aurait plu, que l’interrogation qu’il fait naître l’aurait amusé et qu’il m’aurait souri, puis qu’il se serait tu, un long moment.

Celles et ceux qui l’aiment savent que sa mort est la fin et le début des histoires.

Peter Bichsel, l’art de mettre en jeu