Grand branle-bas dans toute l’Europe autour d’une agression russe annoncée ou fantasmée qui sème la terreur dans la population, fascine les va-t-en-guerre pressés d’en découdre et réjouit les marchands de canons. Prise dans ces turbulences, la petite Suisse s’interroge: notre légendaire neutralité parviendra-t-elle à nous en préserver? Légendaire, peut-être, mais concept flou: elle ne fait pas partie des principes fondamentaux en bonne place dans notre Constitution et n’apparaît que furtivement à l’article 185 qui prescrit au Conseil fédéral de veiller sur elle, comme si elle était un but en soi, un talisman. Que cet instrument puisse être au service d’un engagement actif pour la paix n’apparaît nulle part.
Mais voilà que les Etats voisins, l’Union européenne et l’OTAN commencent à nous regarder de travers. Ils s’en prennent à notre refus d’exporter des armes vers l’Ukraine: «la neutralité n’est pas une option»; «être neutre, c’est prendre le parti de l’agresseur» ont-ils fait savoir. Un peu dépassé par les événements, le Conseil fédéral prend des mesures hâtives: dans un message adressé le 9 avril au parlement, il revendique le droit de «prévoir des exceptions aux règles sur les exportations d’armes, lorsque des ‘intérêts essentiels’ sont en jeu». Après des décennies de luttes contre ce commerce et cinq votations fédérales pour l’interdire, ça fait d’autant plus mal aux pacifistes militants que ce marché a provoqué de nombreux scandales depuis des décennies.
Alors, on fait quoi maintenant? Adhérer à l’OTAN disent les uns, se rapprocher de l’Europe proposent les autres, rester sous le parapluie américain, pour autant que M. Trump le veuille bien, supplient les nostalgiques de l’atlantisme. «J’espère que tout le monde en Suisse est conscient que nous ne pouvons pas relever seuls les défis actuels», a lancé Viola Amherd dans son discours d’adieu au parlement. Quant au chef de l’armée, Thomas Süssli – lui aussi sur le départ –, il a tenu des propos plus péremptoires (cités par le Groupe pour une Suisse sans armée): «Soit nous nous décidons de façon conséquente pour l’armement et devenons membres de l’OTAN; soit nous nous décidons pour une neutralité civile et solidaire et abolissons l’armée.»
Derrière ces mots fracassants, c’est en fait le destin de notre industrie d’armement qui se joue. Après avoir frisé le milliard de chiffre d’affaires en 2022, elle est en récession, faute de pouvoir exporter librement. Le tandem sécurité-prospérité qui revient dans tous les discours traduit plus que jamais des objectifs intéressés. On se souvient que le rapport Bergier a eu des propos très durs sur nos relations avec l’Allemagne nazie en dénonçant «le mariage de l’action publique et des intérêts privés». Notre neutralité est devenue opportuniste et transactionnelle.
Mais voici qu’un chant inspiré s’élève vers nos montagnes: «Le monde a besoin de la neutralité suisse»; elle est «le territoire vierge du monde»; «tant que la Suisse sera neutre, la paix aura une chance.» Il s’agit du cantique entonné par l’UDC dans l’argumentaire en faveur de son initiative fédérale pour «une neutralité perpétuelle et armée». C’est un bel acte de foi, mais ça ressemble à un enfermement derrière les volets clos: pas d’alliances, pas de sanctions et cette étrange exigence adressée au gouvernement, à la diplomatie et l’administration de «rester silencieux». De ne pas prendre position? De ne pas s’indigner? Il semblerait que le Conseil fédéral se conforme par avance à cette nouvelle règle: pas un mot pour dénoncer le génocide de Gaza, pas de pitié pour l’UNRWA, pas non plus de «mesures coercitives»: M. Netanyahou pourrait venir flâner chez nous sans risque d’être arrêté…
Ce n’est pas la neutralité que je souhaite. Celle qu’il faudrait introduire dans notre Constitution exigerait d’abord un renversement des valeurs: la principale résiderait dans le travail pour la paix, la solidarité, la justice; la neutralité ne serait que son instrument. Sans se taire, mais en hurlant s’il le faut pour protester contre les violations des droits humains, les crimes de guerre, la réduction de l’aide au développement. Neutralité armée? Au moins se débarrasser de cette industrie d’armement qui encombre et trahit l’engagement pour la paix.
Il y a dans notre Constitution un article 54 qui me plaît bien et qui pourrait aisément héberger une neutralité bien comprise. Intitulé «affaires étrangères», il prescrit, entre autres, de «promouvoir le respect des droits de l’homme, la démocratie, la coexistence pacifique des peuples et la préservation des ressources naturelles». Il pourrait être judicieux d’y glisser une phrase telle que: «Pour remplir ces objectifs, la Suisse s’engage pour une politique de paix fondée sur l’instrument de la neutralité.»