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Un génocide qui dérange

Climat

Skoll World Forum, Climate Impact Summit, Climate Chance, Climate Leadership Summit, ChangeNOW. La saison des sommets consacrés à la crise climatique et aux solutions à y apporter bat son plein. Chaque fois c’est un peu la même histoire. Ce sont les mêmes têtes d’affiche – François Gemenne, Christiana Figueres, Anne Hidalgo, Mary Robinson, Johan Rockström, Laurence Tubiana… – qui, images et phrases chocs à l’appui, insistent sur l’urgence de la situation avant d’embrayer sur les solutions, les opportunités et les raisons d’espérer. Tel un cirque itinérant, ces femmes et hommes sandwich de la cause climatique se rendent à Marseille, à Londres, à Oxford, ou encore à Paris pour prêcher la bonne parole et redonner de la visibilité à un enjeu qui peine à exister dans le contexte géopolitique actuel.

Qui mieux qu’un Al Gore pour remettre le climat en selle? Du 28 au 30 mars, il a officiellement lancé à Paris la tournée mondiale du Climate Reality Project, l’ONG qu’il a fondée en 2006, année de sortie de son documentaire à succès Une vérité qui dérange. Gore – qui est aussi à la tête de Generation Investment Management (GIM), une société d’investissement spécialisée dans le «capitalisme durable» – a offert une master class sur la «science [du climat], les impacts, et les solutions».

S’est ensuivie une série de panels et d’ateliers avec différentes figures du débat climatique international, et notamment un échange entre Al Gore, Laurence Tubiana, coarchitecte de l’Accord de Paris, et Christiana Figueres, ex-directrice exécutive de la CCNUCC [Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques]. Echange au cours duquel les trois panélistes ont insisté sur le caractère transversal de l’enjeu climatique. Lutter contre le dérèglement climatique, nous expliquent-iels, c’est lutter pour la démocratie, pour la liberté, pour la justice, pour l’état de droit et le droit international. C’est lutter pour les générations futures. Pour l’humanité toute entière.

Lors de sa présentation, Al Gore n’hésite pas à comparer le mouvement climat à celui pour les droits civiques aux Etats-Unis, au mouvement anti-apartheid, aux abolitionnistes, aux suffragettes. «C’est un choix entre le bien et le mal» qui renvoie à «qui nous sommes en tant qu’êtres humains» nous explique-t-il, des trémolos dans la voix. Tubiana, Figueres et Gore ironisent sur Elon Musk et Donald Trump, et s’émeuvent du danger qu’ils font peser sur le climat et nos démocraties. Les trois panélistes enjoignent l’auditoire à se soulever, à lutter, à résister, à s’indigner. Il et elles évoquent les mobilisations populaires en Hongrie, en Serbie, en Slovaquie, en Turquie et aux Etats-Unis.

Mais pas un mot sur Gaza. Rien. Que dalle. Pas une critique – même voilée ou édulcorée – de Netanyahou et de ses visées génocidaires. Pas un mot de soutien pour les militant·es de la cause palestinienne qui se font arbitrairement arrêter et/ou expulser aux Etats-Unis. Chez les élites climatiques, l’indignation s’arrête au pied des murs en béton et à l’entrée des checkpoints qui enserrent la bande de Gaza et la Cisjordanie. Le sort des Palestiniennes et des Palestiniens n’a pas voix au chapitre.

On n’hésite d’ailleurs pas à museler celles et ceux qui osent lever la voix. Au Climate Reality Project, la direction de l’ONG a ainsi menacé ses salarié·es de mesures disciplinaires si ils ou elles s’exprimaient publiquement sur Gaza. Greta Thunberg, que Gore et d’autres adulaient encore il y a à peine deux ans, est désormais persona non grata depuis qu’elle s’est engagée pour la cause palestinienne. Lors des réunions de la CCNUCC, on s’empresse d’évacuer les activistes qui tentent de briser le silence.

Du côté des élites climatiques, il existe bel et bien une exception palestinienne. Une exception palestinienne qui menace de disqualifier le mouvement climat dans son ensemble. D’un côté, et à longueur de discours, d’interviews, de tribunes, de documentaires et de podcasts, Gore, Figueres et les autres insistent sur le caractère global et englobant de l’enjeu, et sur ses dimensions morale et transversale. De l’autre, ils et elles s’enferment dans le mutisme le plus complet dès lors qu’il s’agit de la Palestine. Pire, iels justifient ce mutisme au prétexte que la cause palestinienne n’aurait rien à voir avec le climat. A l’évidence, l’indignation et la morale sont à géométrie variable chez les autoproclamé·es Nelson Mandela, Martin Luther King et Emmeline Pankhurst de l’Anthropocène.

Cette faillite morale ne fait qu’accroitre le gouffre qui sépare les élites climatiques de celles et ceux qu’elles prétendent représenter et qu’elles cherchent à mobiliser. Au premier rang desquel·les la jeunesse. Car la jeunesse est majoritairement sensible à la cause palestinienne. Et cette jeunesse qui s’est massivement mobilisée pour le climat en 2018 et 2019 se mobilise désormais aussi pour la Palestine. Comme le montre une récente étude du Pew Research Center, les jeunes Etasunien·nes sont plus susceptibles de soutenir la cause palestinienne que la politique mortifère du gouvernement Netanyahou. Leur moralité, contrairement à Gore et aux autres, n’est pas sélective.

Si prompt·es à évoquer Nelson Mandela, Al Gore et compagnie feraient mieux d’écouter ce que ce même Mandela déclarait en 1997: «Notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens.»

Maître de conférences en science politique à la University of London Institute in Paris (ULIP).

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