«Comment on continue de moins payer les femmes en toute bonne conscience.» C’est le sous-titre de l’essai de Marie Donzel, qui raconte la manière dont la société organise l’appauvrissement des femmes. Enseignante à Sciences Po Paris, elle travaille dans le conseil en innovation sociale et est experte sur l’inclusion. Elle livre des pistes pour en finir avec les inégalités de salaires. Entretien.
Quatre pourcent. C’est, à temps de travail et à postes comparables, l’écart de salaire entre femmes et hommes dans le secteur privé, selon l’Insee, en 2021. D’où vient
cette certitude décomplexée qu’un salaire de femme devrait être plus faible qu’un salaire d’homme, pour un travail identique?
Marie Donzel: Cela prend d’abord racine dans l’invisibilisation du travail des femmes. Les femmes ont toujours bossé. Mais elles n’appartiennent au salariat qu’à partir du début du XXe siècle. Avec cette idée que «le salaire féminin» n’est pas le revenu principal du ménage, mais un revenu complémentaire.
Très vite, on se met d’accord sur le fait que «à travail égal», une femme ne peut pas être payée complètement comme un homme. On va donc avoir des négociations dans les conventions collectives, entre 1905 et 1945, et appliquer des décotes de 10% ou 20% en fonction du genre. C’est ce qu’on appelle «le salaire féminin».
C’est fou! Des gens se sont mis autour d’une table pour s’accorder sur le rabais à appliquer sur le boulot des femmes… On grave l’inégalité dans le marbre, alors même que la France est cofondatrice et signataire de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui déclare en 1919: «A travail égal, salaire égal.»
Un autre chiffre apparaît dans votre ouvrage: 24%. C’est le niveau général d’écart de rémunération entre hommes et femmes aujourd’hui en France. Pourquoi l’Insee retient-il un écart de 4% et non de 24%?
On parle d’égalités expliquées et inexpliquées. Ce calcul consiste à prendre tous les salaires des femmes et tous ceux des hommes, puis de comparer la moyenne pour arriver à cet écart de 24%. On retire ensuite tout ce qui, dans ce chiffre, constitue des marqueurs de travail inégal: les écarts de temps de travail, mais aussi les différences de grades, en oubliant que le grade est complètement dépendant de la carrière qu’on a faite. Par exemple, à partir du moment où vous êtes en congé maternité, le travail cesse d’être égal: les études montrent qu’un congé maternité de quelques mois fait prendre en moyenne trois ans de retard sur une carrière.
«Les hommes, qu’on le veuille ou non, sont bénéficiaires des inégalités» Marie Donzel
Par décote, on va raboter ce chiffre de 24% pour aboutir à seulement 4%. Cette méthode de calcul permet de justifier que les femmes sont moins bien payées que les hommes parce qu’elles travaillent dans les métiers du care [du soin] ou dans l’économie sociale et solidaire. Mais c’est précisément le sujet! Pourquoi ces métiers sont-ils moins payés? De toute évidence, il y a du sexisme dans les inégalités salariales. Les raisons tiennent à nos fondamentaux culturels et à nos imaginaires collectifs.
Les hommes ne se sont jamais mobilisés sur ces inégalités de salaires, alors même que jusqu’en 1965, les revenus des femmes étaient les leurs… Irrationnel?
Ça dit beaucoup de choses en termes de patriarcat. Néanmoins, on n’y arrivera pas si les hommes n’interrogent pas leur «préférence pour l’inégalité», terme que j’emprunte au sociologue François Dubet. Les hommes, qu’on le veuille ou non, sont bénéficiaires des inégalités. Il y a un travail individuel et collectif à faire pour comprendre pourquoi on préfère les inégalités à l’égalité.
Lors des débats à l’Assemblée nationale en 1965, quand les élus débattent de la possibilité de donner ou pas le droit aux femmes mariées d’accéder à leur rémunération (et ouvrir un compte bancaire ou travailler sans l’autorisation de leur mari), le débat ne cherche pas à savoir si c’est juste. Il tourne autour du fait que si les femmes célibataires ont plus d’avantages que les femmes mariées, les femmes ne voudront plus se marier. C’est pour sauver le mariage qu’on a donné aux femmes leur moyen de paiement !
Victor Hugo, déjà, disait que les hommes ne pouvaient jamais être sûrs que les femmes les aiment vraiment tant qu’elles étaient dans la dépendance. C’est là-dessus qu’il faut interroger la masculinité. Il va falloir faire progresser la préférence réelle pour l’égalité. Dans les entreprises, j’entends râler les hommes sur les quotas de femmes, car ils ne vont pas pouvoir décrocher «le poste» dont ils rêvaient. Cette préférence pour l’égalité, c’est aussi se dire qu’il y a des moments où l’on perd.
Vous dites que cette perception du salaire inférieur des femmes persiste dans les esprits, jusqu’aux femmes elles-mêmes…
Les femmes ont tendance à raisonner le salaire en ces termes: «De quoi ai-je besoin pour vivre?» Titiou Lecoq l’identifie dans son livre Le Couple et l’argent: les femmes vont ensuite dépenser leur argent pour vivre et faire vivre leur famille. Les hommes ont un rapport à la rémunération qui repose plus sur cette question: «Quelle est la valeur de mon travail?» Ce qui fait qu’ils ont davantage le réflexe du placement et de la constitution de patrimoine, que de remplir le frigo qui se vide au fur et à mesure qu’on le remplit – un puits sans fond de l’argent des femmes.
La dernière réforme des retraites [en France] est un exemple flagrant de cet «oubli» de la réalité du travail des femmes. Comment expliquez-vous ce déni permanent des politiques publiques?
Dans les politiques publiques, le dénominateur commun des femmes est une variable d’ajustement fréquente. L’insuffisance, par exemple, des politiques publiques en matière de prise en charge de la petite enfance ou du grand âge repose sur le fait qu’on sait – consciemment ou cyniquement – que ça tiendra: les femmes vont, malgré tout, s’occuper des mômes et des vieux. Ça tient par le travail gratuit des femmes. Ce «travail domestique» non rémunéré des femmes a quand même été évalué par l’économiste Joseph Stiglitz à 33% de la valeur du PIB de la France! Que ce soit des arbitrages cyniques et conscients, ou pas, le résultat est qu’on compte sur les femmes pour tenir la société, sans être payées.
Si on enlève les temps partiels choisis, l’écart salarial global entre les femmes et les hommes diminue de 24% à 15,5%. Que vous inspire le choix de ne comparer que les temps pleins?
C’est la plus grosse variable et je la trouve effroyable quand on voit à quel point les femmes sont fatiguées, tout particulièrement les mères. Il est démontré que les femmes travaillent plus que les hommes – si on prend tout le travail, pas seulement celui rémunéré. Et pourtant, elles en arrivent à demander un temps partiel parce que ça ne tient plus dans des journées qui font vingt-quatre heures. Et c’est tout bénef pour les hommes et les entreprises. Ces 24% d’écart racontent comment la société et l’économie organisent l’appauvrissement des femmes.
Pourquoi la prise en compte de l’ancienneté bénéficie-t-elle davantage aux hommes
qu’aux femmes?
La première raison, c’est que les femmes en couple, surtout hétérosexuel, sont davantage dépendantes des évolutions de carrière de leur conjoint. Si ce dernier prend un poste à très haute responsabilité, la conjointe va se dire que ce n’est pas le moment pour elle de faire de même. La deuxième raison, c’est le sexisme. Il y a plus de turn-over féminin que de turn-over masculin. En outre, plus de 8 femmes sur 10 reconnaissent avoir été confrontées à des agissements sexistes en entreprise. Cela les amène à quitter leur emploi davantage que les hommes. Elles perdent donc en ancienneté.
Les femmes ont 25% de chances en moins qu’un homme d’obtenir une augmentation quand elles la sollicitent, selon une étude internationale. Comment l’expliquez-vous?
La mode du leadership féminin, de l’empowerment, du développement personnel dans les années 2010 a conduit à dire aux femmes d’aller apprendre en formation ce que les hommes sauraient faire «naturellement», c’est-à-dire savoir négocier, se faire comprendre… Mais on a complètement éludé ce qui fait système: nous sommes dans un environnement où on est habitués à ce que les femmes soient dociles, sages, plus patientes, qu’elles n’en demandent pas trop, donc qu’elles ne soient pas hyper bonnes en négociation. Il faut former les personnes décisionnaires: lutter contre les biais, c’est de l’humilité. On est en retard sur l’admissibilité sociale de l’exigence au féminin, surtout pécuniaire. Il y a encore le spectre de la vénalité.
Vous invitez aussi à remettre à plat la valorisation des métiers.
Pourquoi un ingénieur est-il mieux payé qu’une aide-soignante? On ne m’a pas donné de réponse satisfaisante à ça. Quand on est hospitalisés, la création de valeur d’une aide-soignante est immédiatement visible et évidente, à de multiples points de vue. Je sais que les ingénieurs ne font pas rien, mais l’écart de valeur sociale est insensé. Mais on rechigne à bien payer l’infirmière scolaire, la surveillante de collège, les profs qui sont en majorité des femmes… Les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes se croisent avec la valeur des métiers, qui est complètement incohérente.
Ce n’est même plus une question genrée qui se pose, mais une question du bon sens et de ce qu’on veut: ça veut dire quoi le travail? A quoi on le dépense? Dans quoi on investit collectivement? La question a été posée au moment du Covid pour mieux être refermée. BASTA!