Donald Trump veut que les Etats européens portent à 5% du PIB leurs dépenses militaires. En décembre dernier, le secrétaire général de l’OTAN, le néerlandais Mark Rutte, a déclaré vouloir doubler le financement de l’OTAN en réduisant les montants consacrés aux retraites, à la santé et à la sécurité sociale pour financer le réarmement européen face à la «nouvelle menace» russe – sur la réalité et les origines de laquelle il y aurait beaucoup à dire si la place nous en était donnée. Ce 5 mars, les 27 Etats membres de l’Union européenne (UE) se sont accordés sur le principe d’un plan de réarmement à 800 milliards d’euros, qui grèvera d’une façon ou d’une autre plus encore leurs finances tandis que continueront les coupes claires dans leurs autres budgets.
Réarmer sur de telles bases ne fera qu’accroître la méfiance de la majorité des populations européennes envers les institutions. Pourquoi accepteraient-elles une telle ponction et de verser une goutte de leur sang pour défendre une Europe des banques et du profit, dirigée par des élites perçues comme éloignées de leurs problèmes quotidiens? Dans l’UE aussi, la richesse des milliardaires continue à enfler (Rapport Oxfam 2025), la fraude fiscale à se porter comme un charme, les entreprises à transférer légalement des centaines de milliards dans les paradis fiscaux, le fossé entre riches et pauvres à se creuser. En 2022, les 10% les plus riches au sein de l’UE possédaient 67% des richesses, alors que 50% des Européens n’en détenaient que 1,2% (Euronews 01.04 et 04.06.2024, avec Global Wealth Report 2023).
Meilleure défense et nouveau recul social?
La question de la pertinence du financement d’une meilleure défense de l’Europe moyennant un nouveau recul social se pose avec d’autant plus d’acuité que les seuls Etats de l’UE membres de l’OTAN paient ensemble deux fois plus pour leur défense en termes courants que la Russie. Qu’en parité de pouvoir d’achat (PPA), celle-ci dépenserait aujourd’hui 1,4 fois plus que les 27 pour sa défense (CESD 2025, CAPRI 2025) ne change rien au fait qu’elle doit en permanence couvrir 20 000 km de frontières terrestres contre moins de 5000 pour lesdits 27. En outre, notre espace aérospatial est bien moindre à sécuriser. Il n’est donc pas nécessaire d’accroître les dépenses militaires, mais de mieux utiliser les moyens disponibles dans la perspective gaullienne d’une dissuasion conventionnelle et nucléaire du faible au fort.
Dans le même sens, il s’agit de ressusciter «la doctrine Harmel» et de rétablir des relations de bon voisinage mutuellement profitables avec la Russie sur la base d’une nouvelle architecture de sécurité, qui garantisse la paix et la prospérité sur notre continent. Là encore, ce plaidoyer n’a rien de subversif puisque c’est la solution proposée par Dominique de Villepin, Premier ministre français (gaulliste) de 2005 à 2007. Concernant l’Ukraine, faut-il rappeler ce que chacun sait en Suisse: la neutralité (fût-elle imposée, comme elle le fut à la Belgique en1830, par ailleurs amputée de 15% de son territoire en 1839) n’a jamais empêché un pays de s’enrichir? Jusqu’en 1914, la Belgique a été deuxième, puis troisième puissance industrielle du monde en termes relatifs, derrière le Royaume-Uni puis les Etats-Unis (Destatte, 1997). Ce que Suisse et Belgique ont fait, l’Ukraine peut le faire. Les décideurs devraient s’inspirer de ces précédents et de cette conviction.
Tensions entre élites dirigeantes et population
Bref, il importe donc de refinancer l’Etat-providence (plutôt que le massacrer depuis des décennies au prétexte de le sauver), la transition énergétique et l’impérieuse préservation de la biodiversité, conjointement avec une défense européenne autonome et crédible.
Faut-il ajouter qu’à nos yeux, un autre danger – au moins aussi grand que la «menace» russe ou le réchauffement climatique – guette en effet l’UE et la démocratie; à savoir les tensions croissantes entre les élites dirigeantes et la majorité de la population, de plus en plus tentée par l’extrême droite et le populisme, vu la trahison, en tout cas perçue comme telle, des premières.
Autrement dit, l’UE et ses Etats membres doivent renouer avec l’esprit du pacte qui a défini les grandes orientations de la politique sociale après 1945. A ces fins, plusieurs conditions doivent être réunies.
Tout d’abord, les dépenses militaires des Etats de l’UE doivent servir à développer l’industrie de défense européenne et non à entretenir le complexe militaro-industriel étasunien. Plus généralement, les Européens doivent être en mesure d’assurer eux-mêmes leur propre défense sans plus compter sur un allié encombrant, qui les traite plus en sujets, voire en colonies (donc en vaches à lait), qu’en partenaires égaux.
Ensuite, il faut impérativement réindustrialiser l’Europe, dont l’économie a été mise à mal par les coups d’assommoir successifs qu’ont été les politiques austéritaires à partir de 2010, les mesures liées à la pandémie en 2020 et les sanctions contre la Russie en 2022, in fine mauvaises pour nos entreprises et bonnes pour les économies russe et étasunienne. Cet objectif de réindustrialisation passe par un renforcement du contrôle public de secteurs définis comme stratégiques. Dans cette même optique, il convient également d’envisager un grand plan européen d’investissement dans la recherche, l’intelligence artificielle et les industries de pointe sur base de plans pluriannuels indicatifs, afin d’assurer à terme l’autonomie de l’UE dans tous les domaines clefs. Le Plan Draghi constitue une assez bonne indication des retards accumulés et des défis qu’il faut relever dans les années à venir. Qu’il s’agisse des semi-conducteurs ou de l’intelligence artificielle notamment, il y a urgence. Ces objectifs de politique publique passeront inévitablement par un protectionnisme intelligent aux frontières de l’UE, la restauration du contrôle des changes aux frontières de la zone euro et une mise à plat des politiques fiscales et des sanctions contre les paradis fiscaux tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ladite zone.
Le bonheur des marchés financiers
Enfin, dans la sphère financière, il s’avère nécessaire d’abroger l’article 123 du Traité de Lisbonne qui interdit aux Etats de l’UE d’emprunter directement auprès de la Banque centrale européenne (BCE) et qui a contribué à creuser un déficit abyssal dans les finances publiques des Etats concernés, pour le plus grand bonheur des marchés financiers. De même, il y a urgence à annuler partiellement ou totalement la dette publique des Etats de l’UE. On songera tout particulièrement à la dette Covid détenue très largement par la BCE. Des précédents historiques existent, comme la réduction des deux tiers de la dette de l’Allemagne en 1953. L’enjeu était de taille: arrimer celle-ci au camp occidental. Comme quoi, tout est possible quand la volonté politique existe. Pour illustrer l’ampleur du geste, une telle réduction libérerait près de 2000 milliards d’euros pour la France, 1700 pour l’Allemagne, 400 dans le seul petit cas belge.
Si la Russie est effectivement aussi menaçante que ce que décrit Rutte, alors l’importance de l’enjeu vaut bien une diminution drastique de la dette publique. Même des libéraux-conservateurs comme lui ou Mme von der Leyen doivent pouvoir comprendre, d’autant que des propositions sérieuses sont sur la table. Ainsi l’appel de 150 économistes européens émis le 5 février 2021 pressant les autorités d’annuler les dettes publiques que la BCE détient (environ 2500 milliards d’euros en 2020). Ce type de démarche permettrait de refonder le fédéralisme européen sur la solidarité et non la compétition entre les Etats membres. Sans cela, on peut raisonnablement craindre que l’UE finisse, hélas, par imploser d’une manière ou d’une autre.
Voilà quelques pistes que nos élites dirigeantes feraient bien d’examiner sérieusement au lieu de s’employer à démanteler les acquis sociaux et de prendre ainsi le risque d’une paupérisation et d’une polarisation sociale croissantes, qui feront tôt ou tard le jeu d’un pays membre de l’internationale réactionnaire, qu’il s’agisse de la Russie ou des Etats-Unis.