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Le Courrier L'essentiel, autrement

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Le mot de la traductrice – Raphaëlle Lacord

Raphaëlle Lacord évoque l’hypersensibilité au texte à traduire qui se développe peu à peu, l’attention constante à l’original «qui enivre et qui ressemble à s’en méprendre à l’état amoureux», la magie qui vient quand soudain tout fait sens.
Traduction

Il en va des livres comme des personnes: plus on les côtoie, mieux on apprend à les connaître. Traduire un roman, c’est vivre le temps de ce compagnonnage dans la lumière que le livre projette sur la vie qui nous entoure, sur les choses du quotidien. C’est accepter cette réalité augmentée, où le monde alentour se double du monde romanesque, des événements vécus par ses personnages, de son atmosphère et de sa musique. Il me semble que la lecture d’un livre, lorsqu’elle est intensément vécue, a ce pouvoir-là, elle aussi.

Parfois, quand je traduis un livre, il arrive un moment où, passés les premiers tâtonnements (la phase de rencontre), tout autour de moi se met à faire sens, comme si la réalité s’employait à répondre aux nombreuses questions posées par la traduction. Je crois bien que je vis alors autant dans la traduction en train de se faire, dans cet espace intermédiaire, en déséquilibre entre deux systèmes sémantiques, que dans le quotidien. Une parole entendue ou lue au passage, tirée d’un tout autre contexte, est susceptible d’apporter une solution à une phrase du livre qui jusque-là résistait à la traduction. C’est cette hypersensibilité au texte, cette attention constante à lui, qui enivre et qui ressemble à s’en méprendre à l’état amoureux.

Le dernier roman que j’ai traduit, L’enfant hors champ de Sarah Elena Müller, m’a été un de ces proches compagnons. Mais la phase de rencontre a pris du temps, d’abord et longtemps tout flottait. Puis progressivement sont arrivés ces moments de joie et de satisfaction, le tombé d’un paragraphe est bon, le ton est juste, parce que la traduction a appris la langue que parle le texte d’origine. (Aussi faudrait-il dire Je traduis du Sarah Elena Müller ou du Bertold Brecht ou du Adelheid Duvanel vers le français, plutôt que Je traduis de l’allemand vers le français.) Et le français devient autre, lui aussi, il s’élargit pour accueillir ce nouveau langage et faire corps avec lui. C’est le moment où les frontières entre original et traduction se brouillent. Quand la traduction a tant et si bien ingéré l’idiome étranger qu’elle vit des moments d’épiphanie, des illuminations, comme dirait Gustave Roud et Virginia Woolf avec lui («matches struck unexpectedly in the dark…»). Alors la traduction devine parfois mieux que l’original ce qu’il voulait dire, parce qu’elle a appris à son contact à le connaître et à le comprendre.

Lausanne, le 22 janvier 2025