Les lois et les coutumes des sociétés varient et ne cessent de se contredire les unes les autres, au bénéfice de ceux qui exploitent ces contradictions en allant faire ailleurs ce qui est interdit ici. Ou bien en choisissant de produire où l’on paye le travail moins cher, tout en ne faisant des bénéfices que là où ils ne sont pas ou peu imposés. La mondialisation des lois n’est pas pour demain, vu la divergence des cultures et la voracité des intérêts particuliers. Mais la divergence des cultures a aussi des conséquences sinistres au niveau des conditionnements précoces à des valeurs «sacrées» propres à une ethnie, une nation ou une religion. Quand un système d’éducation prétend se baser sur des vérités absolues et ne pas avoir d’alternative, il condamne forcément les centaines d’autres. Ceux qui en sont issus, peuple élu, sont conditionnés à dénigrer, voir à haïr les inconnus qui n’en font pas partie. En tout cas à ne pas les considérer comme des égaux ou des partenaires sociaux.
Souvent le mot qui qualifie les membres de la communauté – traduit par «les humains» – est très différent de celui, péjoratif, utilisé pour les non-membres1>Cf Lévi-Strauss, C., Race et histoire, 1952, UNESCO Paris.. Ce dernier va de non-croyant, infidèle ou étranger, à des termes injurieux faisant allusion à une prétendue nature infrahumaine, animale ou diabolique. On a le choix des exemples entre les noms d’animaux répugnants donnés aux Tutsi du Rwanda par leurs génocidaires et ceux utilisés par les nazis à l’égard des juifs ou par les suprémacistes juifs à l’égard des Palestiniens. Dans des circonstances moins dramatiques, les Groenlandais de l’est, qui se qualifient d’un nom imprononçable mais à sonorité douce, traitent les Européens de kratunas. Un mot dont la seule sonorité souligne le côté péjoratif et qui fait référence à des esprits malfaisants. Un jour, Billiam, un chasseur qui avait connu l’arrivée des Américains pendant la Deuxième Guerre mondiale, nous avait fait part de sa stupeur de constater qu’il y avait des «kratunas noirs» et de sa perplexité devant les Japonais «qui étaient comme eux, mais qui ne parlaient pas la langue»!
La perplexité de Billiam souligne bien l’impossibilité de classer les humain·es dans des tiroirs cohérents et de définir, dans la plus grande partie du monde actuel, des catégories rationnelles comme nationaux, résidents, immigrés. Hors des territoires isolés depuis longtemps par la géographie ou la politique, les recherches généalogiques menées sur dix générations, ou plus, trouvent à chacun des origines lointaines dont la mémoire familiale a oublié ou effacé la trace. Ce qui rejoint et explique le résultat fondamental de la génétique des populations humaines, dès les années 1980: les gènes humains sont presque les mêmes partout, à cause de l’origine commune récente de notre espèce. Mais les fréquences de ces gènes varient de manière continue à travers les continents. Sauf déplacement récent à longue distance, c’est la distance entre les lieux de résidence des populations qui fait les différences entre leurs fréquences des mêmes gènes. Une telle répartition a une cause bien connue: des migrations d’autant plus probables que les populations vivent plus près les unes des autres.
Ce sont donc les migrations du passé qui ont déterminé les structures génétiques humaines. Sans aucun doute, les migrations d’aujourd’hui détermineront celles de demain, parce que migrer à longue distance est devenu banal, malgré les lois et les pratiques inhumaines des pays riches. Ce ne sont pas des règles ségrégationnistes qui retiendront les réfugiés climatiques dans des régions devenues inhabitables. Les cadavres de ceux qui échouent au passage des frontières par dizaines de milliers ne dissuaderont pas les millions qui partent, souvent parce qu’ils n’ont pas d’autres choix. Et si l’on parlait d’êtres humains méritant tous notre empathie, plutôt que de migrants à chasser comme des bêtes?
Notes