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Faire que

A livre ouvert

Ça commence par un simple entretien paru dans la revue en ligne Reporterre1>Hervé Kempf et Mathieu Génon, «Nous vivons une époque impensable», entretien avec Alain Deneault, Reporterre, 11 janvier 2025., lu sur le pouce mais de façon très attentive avant d’entrer en classe et qui, sur l’instant, paraît compléter à bon escient un cours qui cherchait encore sa boussole.

Pas facile en ces temps inouïs, où via les réseaux sociaux l’attention est toujours plus vampirisée par la démultiplication de la première nouvelle venue, aussi saugrenue soit-elle, de se réunir autour d’une idée et de prendre le temps d’en parler, d’y réfléchir, voire, qui sait, de la pousser un peu plus loin.

L’idée en question est d’une simplicité confondante: que se passe-t-il lorsque nous inversons l’ordre des mots? Qu’advient-il par exemple de la formule «Que faire?» lorsqu’elle se transforme, sous notre regard médusé, en «Faire que!»?

Sans avoir à l’expliquer, la classe perçoit immédiatement que quelque chose se joue-là. Quelque chose qui est moins une inflexion dans le langage qu’une suspension et une mise en question du discours. Oui, lorsque le point d’interrogation laisse place à trois points de suspension doublés d’un point d’exclamation, quelque chose est à l’œuvre et il vaut la peine d’y aller voir.

Y aller voir, c’est ouvrir le livre éponyme d’Alain Deneault Faire que!2>Alain Deneault, Faire que!: l’engagement politique à l’ère de l’inouï, Lux, 2024., dont les premières lignes devraient être lues par quiconque réfléchit un tant soit peu à notre responsabilité et notre situation environnementales passées, présentes et futures: «Ce qui nous arrive est radicalement inouï, jamais vu, inédit.» Et s’il y a plus sidérant encore, c’est qu’ensemble, en tant que collectivité, «nous ne sommes pas encore parvenus à entendre, à voir, ni à dire ce qui se produit» et qu’il semble que seul le réel, ce contre quoi notre existence tente de s’affirmer, puisse nous inculquer le sens des limites, avec toutes les conséquences qu’on imagine – si tant est que notre capacité à imaginer soit à la hauteur, ce qui demeure à voir. A moins que…

A moins que nous disposions par exemple d’un «appareil» qui nous permette de savoir quoi entendre et ne pas entendre, quoi voir et ne pas voir, quoi dire et ne pas dire. Sorte de «Turc mécanique» qui réponde à toutes les questions du type «que faire?» (sans que nous nous intéressions à savoir qui lui souffle les réponses). Tiens, comme celle-là: que faire pour à la fois protéger l’environnement, s’assurer que les inégalités de toutes sortes soient combattues et permettre à la sacro-sainte croissance d’être au rendez-vous?

Depuis quelques semaines la réponse à cette question est inscrite en lettres capitales sur les murs de l’enceinte extérieure de l’OMC à Genève: «TRADE for PEOPLE and PLANET». Ne boudons pas notre plaisir: pour une fois que l’oxymore du développement durable se donne à voir en pleine lumière. Il n’est plus nécessaire d’aller chercher derrière les formules mathématiques nourrissant les 17 Objectifs du développement durable (ODD) pour comprendre que derrière la question du «Que faire?», il y a déjà un «faire» à l’œuvre: la croissance avant tout. Quiconque pose cette question est donc déjà en train de faire advenir quelque chose auquel il ou elle ne pense même pas. C’est pourquoi, selon Alain Deneault, «la question ‘que faire?’ n’est plus adaptée».

Voilà pourquoi s’agit-il d’inverser le sens des mots et d’opter plutôt pour la locution verbale inverse. «Dans l’expression ‘faire que’, le ‘que’ cesse d’être un pronom interrogatif pour devenir une conjonction de subordination. Il ne désigne plus, précise-t-il, un objet pratique à déterminer, mais il appelle un effort d’imagination quant à des acteurs, des conjonctions, des modalités, tout un ensemble.»
Comme nous le rappelle Alain Deneault, le mode le plus pertinent pour conjuguer cette locution est le subjonctif, dont la particularité est de laisser toute leur place au désir, au sentiment mais également à l’incertitude.

Plutôt que de chercher à savoir quoi faire (et donc de ne faire que poser cette question), plutôt que de rester impassible devant la marche-en-avant du business as usual, faire tout de suite la bonne chose. Autrement dit faire en sorte qu’on cesse de poser des questions à des «automates» et qu’on se mette à réellement imaginer ce qui pourrait advenir si notre imagination rencontrait celle d’une autre personne, puis d’une autre encore.

Notes[+]

Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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