Premier employeur privé de Suisse avec 99’000 salarié·es. Premier distributeur avec 22% des parts du marché. Une progression du chiffre d’affaires de 10% pour le commerce en ligne. Tel est le portrait glorieux de Migros à l’aube de son centenaire, dont les célébrations ont commencé en ce début d’année à coup d’évocations du patriarche fondateur Gottlieb Düttweiler et de tournée du camion épicerie vintage.
Au cours de son siècle d’existence, la holding coopérative a cependant tenu un rôle majeur dans la définition des rapports production-consommation en Suisse. A sa fondation en 1925, Migros apparaît comme une aubaine pour la bourgeoisie industrielle qui a besoin d’une main-d’œuvre à bas prix nourrie à bon marché. Dans l’après-guerre, Migros consolide son empire en prenant le contrôle de filières agroalimentaires complètes. Le projet Optiporc, auquel plusieurs de ces chroniques avaient été consacrées1>Le Courrier des 6 octobre, 4 novembre, 2 et 30 décembre 2021, à retrouver dans le dossier de la chronique «Carnets paysans» ci-dessous., n’est qu’un exemple parmi d’autres des réalisations de Pierre Arnold qui règne sur la Fédération des coopératives Migros (FCM) de 1958 à 1984. A la tête de Migros, Arnold appuiera puissamment la modernisation de l’agriculture suisse.
Cette influence centrale de la coopérative sur l’agriculture, justifie de faire sa fête à la Migros dans ces carnets paysans. On lira donc ces prochains mois une série de chroniques qui jetteront un peu de lumière sur ce monde bien opaque. Et les enjeux ne sont pas qu’historiques. L’étude récente de l’économiste Dominique Barjolle sur les marges dans les filières agro-alimentaires montre à quel point des questions simples de partage de la valeur qui relèvent, dans d’autres pays, de la statistique publique restent, ici, une bouteille à encre. La récente appropriation par la droite parlementaire du thème des marges de la grande distribution2>Voir l’opinion de Nicolas Kolly dans Le Temps du 6 novembre 2024. permettra sans doute d’arriver à une forme de régulation, mais cela restera un bien modeste éclairage sur l’empire coopératif.
Spécifiquement en lien avec les questions agricoles, on peut mentionner quelques questions lancinantes qui demeurent. Quelle quantité d’argent public perçoit le «capital à but social» dans le cadre de la prime à la transformation destinée aux productrices et producteurs de lait, mais récoltée par les transformateurs, parmi lesquels ELSA, une filiale à 100% de Migros? Comment Migros contrôle-t-elle les pratiques antisociales de ses fournisseurs comme l’exportateur de légumes Eurosol basé à Almeria en Espagne et que la Fédération romande des consommateurs avait épinglé au printemps 2022?
Plus largement, Migros puise ses managers dans un vivier de cadres de l’agroalimentaire et du commerce de détail qui ne sont pas particulièrement habités par les valeurs du capital à but social. L’exemple de Dieter Berninghaus l’a récemment montré. Dès 2008, Berninghaus, qui appartenait au top management de Denner, siège à la direction générale de la FCM et restructure le département commerce en intensifiant l’engagement de Migros dans la vente en ligne. Huit ans plus tard, il quitte Migros et devient conseiller de René Benko, un magnat autrichien de l’immobilier et du commerce. L’an dernier, alors que Signa, l’entreprise de Benko, est en faillite dans le contexte d’un scandale politico-financier qui ébranle l’Autriche, la presse helvétique révèle que Berninghaus a été, en 2020, l’artisan de la cession de Globus par Migros au même René Benko. La Neue Zürcher Zeitung (26 octobre 2024) craint un conflit d’intérêt, mais une enquête interne de Migros conclut que Berninghaus est blanc comme neige.
S’il est une chose intangible depuis 1925, c’est le rejet de toute critique contre Migros. Au début des années 1980, le mouvement de coopératrices et coopérateurs M-Renouveau a été accusé d’être manipulé par la concurrence. Ses demandes étaient pourtant simples: un renouveau démocratique dans les instances de la Fédération des coopératives Migros. C’est tout le contraire qui s’est produit: la restructuration annoncée à la veille du centenaire concentre le pouvoir dans des sociétés anonymes filiales de la FCM, augmentant la liberté d’action du management. La série de chroniques qui s’ouvre avec celle-ci voudrait contribuer à jeter un peu de lumière dans la nuit orangeâtre.
Notes