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Bonne année

Nous porterons pour longtemps la honte d’avoir laissé dire et laissé faire les salauds», fustige Hervé Loichemol, en regard au silence de l’Occident face au génocide en cours à Gaza.
Gaza

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que Mesrour était borgne
Voltaire

Que voyons-nous aujourd’hui dans ce que l’on a coutume d’appeler le Moyen-Orient? Rien que de très banal pour l’Occidental moyen: une entreprise coloniale qui s’achève par un génocide. Le silence imposé par la majorité des irresponsables politiques et des médias, par les organisations communautaristes dédiées au négationnisme et par des intellectuels médiatiques voués à l’abjection confirme l’existence de ce rien.

On n’en finirait pas de décrire ce rien, les dizaines de milliers de morts, la centaine de milliers de blessés, les millions de traumatisés et de désespérés, le champ de ruines. On s’épargnera donc les descriptions, désormais inutiles, pour constater que l’annexion de la Palestine de la mer au Jourdain est de facto réalisée, que sa proclamation officielle n’est qu’une question de semaines, et qu’elle ouvrira une nouvelle étape dont nous pouvons imaginer les grandes lignes:

  • expulsion d’un maximum d’indésirables hors des frontières de l’Etat-nation du peuple juif;
  • parcage d’un maximum d’animaux humains dans des réserves ad hoc;
  • officialisation de l’apartheid avec croissant jaune à la boutonnière;
  • mise en place d’une panoplie high-tech de liquidation des parasites.

Ces scénarios ne sont évidemment pas exhaustifs et pourront donner l’occasion de combinaisons innovantes.

Cette défaite politique, doublée d’une défaite morale, n’épargne personne. D’abord les Palestiniennes et Palestiniens abandonnés par presque tous, niés dans leur existence même, massacrés en toute quiétude et destinés à l’extermination ou à l’exode. Les Libanais·es ensuite, dont tout le monde se fout. Les Israélien·nes bien sûr, qui ne se remettront pas d’un pareil exploit. Et nous. Nous, propriétaires des droits humains, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Nous, en particulier nous cultureux·ses et théâtreux·ses européens, évidemment rivés aux droits humains comme la moule à son rocher.

Au théâtre (dérivé de thea, action de regarder), on se demande toujours ce qu’il faut donner à voir aux spectateurs. La réponse n’est jamais simple, mais, au bout du bout du bout du compte, que nous le voulions ou non, nos travaux rendent toujours compte d’un état du monde, les regardeurs c’est d’abord nous. D’où la question: que regarde le théâtre aujourd’hui? Tout. Que voit-il? Rien.

Nous avons connu des époques plus remuantes, plus critiques, plus héroïques ou moins lâches, mais nous voyons aujourd’hui des choses que nous ne pensions pas possibles hier et nous sommes réduits à l’incrédulité, à la sidération, au désarroi, au mutisme, à la résignation, au désespoir.

Nous pensions que le colonialisme appartenait au passé, que le nationalisme ethniciste et le racisme étaient des pathologies. Nous pensions que la justice gagnerait, que les créateurs du droit international en seraient les garants, et que les résolutions de la communauté internationale finiraient par être appliquées. Nous pensions que celles et ceux qui occupent des postes de responsabilité suggèreraient, avanceraient, proposeraient des réponses – ni slogans ni mots d’ordre, de simples hypothèses auraient suffi – qu’ils et elles étaient nommé·es et payé·es pour ça. Nous savions que la vérité ne se trouve pas sous le pas d’un cheval ni dans le ciel des idées, que c’est un horizon ou une boussole, mais nous n’imaginions pas que le mensonge pouvait devenir la vérité officielle. Nous savions que les promesses n’engagent que ceux qui les croient, qu’il existe un écart entre dire et faire, entre une déclaration d’intention et sa réalisation, mais nous pensions qu’entre l’une et l’autre existait un lien et que, si la réalisation ne s’effectuait pas, cela relevait de l’accident, de l’obstacle imprévu, qu’à l’impossible nul n’était tenu, et nous gardions précieusement la conviction que la parole donnée était sacrée et que l’intention initiale portait en elle une minuscule part de pureté. Nous pensions que le bien et l’intérêt général orientaient l’action et qu’un·e responsable politique ou culturel·le ne pouvait que s’y adonner, s’y vouer, s’y consacrer.

Nous assistons, médusé·es, à un génocide-urbicide-écocide perpétré par l’attelage Etats-Unis – Israël – démocraties occidentales, nous voyons le libéral-fascisme envahir nos pays, nos discours, nos relations, nous voyons les «théocrasseux» de toute obédience détourner le vocabulaire et imposer leurs logiques; nous voyons la vanité, le mensonge, le virilisme, la loi du sang et la connerie envahir nos vies; nous voyons tout ça, mais nous ne voyons pas de réaction à la hauteur de l’effondrement en cours, nous ne voyons guère les lieux de culture être les lieux de résistance qu’ils devraient être, des lieux de débats et d’élaboration du monde nouveau dont nous avons tant besoin.

Tout cela viendra bien sûr, un jour sans aucun doute, je l’espère, j’y crois, faut bien croire encore, mais, quoi qu’il arrive désormais, nous porterons pour longtemps la honte d’avoir laissé dire et laissé faire les salauds.

Metteur en scène, ancien directeur de la Comédie de Genève

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