Faire rimer climat et fiscalité
Un gouffre financier, la stratégie climatique de la Suisse? Pas forcément, et même mieux, une étude conjointe de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et de l’université de Lausanne publiée lundi dessine des pistes d’augmentation des rentrées fiscales basées sur la suppression de certaines subventions ou allègements fiscaux jugés incompatibles avec les objectifs climatiques. Les mesures fiscales participent indirectement à une augmentation des émissions de CO2 par le biais d’effets d’incitation non souhaités, pointent du doigt les chercheurs. Ils ont analysé les principaux allègements fiscaux en fonction de leur impact potentiel sur le climat, et ce en matière d’impôt sur le revenu, d’impôt sur la fortune ainsi que de taxes sur les transports. Arrivant à la conclusion qu’il serait possible de réduire les émissions de CO2 de 2,5 millions de tonnes par an – 6% des émissions de gaz à effet de serre de la Suisse – en ajoutant près de 4,6 milliards de francs dans les caisses de l’Etat, répartis entre la Confédération et les cantons.
Une étude exploratoire qui exigerait des approfondissements, reconnaissent les scientifiques eux-mêmes, mais qui a le mérite d’identifier des leviers d’action permettant de faire d’une pierre deux coups. «Il s’agit d’opposer un autre projet à celui proposé par le groupe d’experts [présidé par] Serge Gaillard», commente Philippe Thalmann, directeur du laboratoire d’économie urbaine et environnementale à l’EPFL et coauteur de l’étude. Un rapport qui livrait en septembre 60 mesures susceptibles d’alléger les finances fédérales de 4 à 5 milliards dans les années à venir. En coupant, pour ne citer que quelques points, dans les financements liés à l’asile, au climat et même à l’armée.
Mobilité sous la loupe
Rien de tout cela dans le rapport publié ce lundi. Qui souhaite néanmoins apporter «une contribution importante tant à la politique climatique qu’au débat actuel sur la lutte contre les déficits structurels du budget fédéral». Les transports figurent en bonne place dans l’étude menée, qui s’arrête notamment sur l’exonération du trafic aérien international de l’impôt sur les huiles minérales. Une subvention qui s’élève aujourd’hui à quelque 1,9 milliard de francs, et qui se traduirait par une augmentation de 1,36 milliard sur les recettes fiscales si elle venait à être abandonnée. «La différence s’explique par les effets d’une hausse des coûts du transport estimée à 40%, entraînant une réaction des voyageurs qui, en renonçant à une partie des déplacements aériens, réduirait de 30% le nombre de vols au départ de la Suisse», explique Philippe Thalmann. Une mesure qui économiserait 1,45 million de tonnes de CO2.
La voiture est aussi dans le viseur. Elle bénéficie aujourd’hui d’un subventionnement par l’intermédiaire de la déduction pour les pendulaires – variable d’un canton à un autre. «Il s’agit à l’origine de déduire les frais nécessaires à l’obtention d’un travail. Mais penduler en voiture est-il systématiquement une obligation, ou est-ce devenu un choix?» interroge le chercheur. Dans cette perspective, le rapport propose plusieurs formules, allant de l’abolition totale à une déduction plafonnée ou calculée sur des véhicules exemplaires. De quoi engranger jusqu’à 1,7 milliard supplémentaires sur l’impôt, en réduisant les émissions de 430 milliers de tonnes de CO2.
La mobilité individuelle est encore envisagée sous l’angle de la voiture de fonction utilisée dans le cadre privé ou du parking gratuit sur le lieu de travail. Des revenus en nature ou en prestation accessoire très peu, voire pas imposés, qui pourraient rapporter quelque 430 millions de francs.
Autre écueil de l’actuelle réglementation fiscale, la redevance sur le trafic des poids lourds liée aux prestations (RPLP). Introduite pour limiter le transport routier dans les Alpes et encourager le report modal sur le train, celle-ci est aujourd’hui sous-évaluée – elle ne couvre que 66% des coûts induits. «Si le transport lourd de marchandises devait couvrir intégralement ses coûts externes non liés au climat [coûts d’infrastructures, pollution de l’air, bruit, etc.], ses émissions de CO2 diminueraient de plus de 100’000 tonnes et la RPLP rapporterait un demi-milliard de francs de plus», conclut le rapport. Ce serait encore 100’000 tonnes de plus d’économisées et un demi-milliard de francs dans le pot commun si les véhicules légers y étaient aussi soumis, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Taxer la propriété?
Le rapport Unil-EPFL se penche sur un autre aspect qui, lorsqu’on parle finances et climat, revient presque intuitivement sur la table: les avantages fiscaux accordés aux propriétaires qui occupent le logement qu’ils possèdent. Qu’il s’agisse d’estimation de la valeur locative, de déductions forfaitaires pour les travaux effectués ou de l’évaluation de la valeur immobilière du bien, «les propriétaires-occupants jouissent de privilèges considérables par rapport à la norme fiscale», relève l’étude.
«Tous ces cadeaux n’ont que peu d’effet sur l’accès à la propriété, l’achat n’est pas un calcul fiscal», commente Philippe Thalmann. En revanche, l’impact sur les finances est palpable avec quelque 13 milliards de francs qui échappent aux caisses publiques. La recherche n’a cependant pas permis de mettre en évidence de gain significatif pour le climat. «Les propriétaires occupent des logements plus grands, mais aussi souvent mieux équipés, notamment en énergies renouvelables. A comparaison de revenus équivalents, la différence entre propriétaire et locataire n’est pas probante», souligne le directeur du laboratoire d’économie urbaine et environnementale. L’étude relève néanmoins qu’il existe «quelques preuves d’émissions grises 10% plus élevées dans leurs logements par rapport aux logements locatifs».
Pas suffisant: avec seulement 50 tonnes d’émissions de CO2 potentiellement économisées par an, cet axe de l’étude n’est pas retenu comme satisfaisant le double objectif de rentrée fiscale et d’impact positif sur le climat.
Résistances politiques
L’exercice mathématique s’arrête là où commence le défi politique. Car si le transport ressort de loin comme le levier le plus intéressant, il est aussi l’un des plus compliqués à réguler. Le trafic aérien comme routier dépendent de conventions internationales, avec l’Union européenne notamment, mais aussi par le biais de centaines d’accords bilatéraux. Un immense chantier dans lequel les responsables politiques rechignent à se lancer.
De quoi enterrer les pistes évoquées par ce rapport? Philippe Thalmann croit en d’autres perspectives: «Il y a des résistances politiques, notamment par le biais de lobbys importants. Mais on doit faire bouger les lignes.»