Le passage de la voiture à essence à l’électrique permettrait-il de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre dues au transport? Pas si sûr alors que l’Union européenne (UE) semble miser presque uniquement sur cette stratégie. En 2023, le Parlement de l’UE a décidé de la fin de la vente des véhicules thermiques neufs dès 2035. Substituer une technologie par une autre règlera-t-il le problème? Ne risque-t-il pas d’en créer d’autres tout aussi dramatiques? Les informations disponibles aujourd’hui grâce à différentes études permettent de douter de la pertinence de passer au tout électrique individuel en matière de mobilité. Nombre d’expert·es ont averti: si l’automobile électrique peut être une pièce du puzzle de la solution climatique, l’utiliser comme un alibi pour éviter de devoir remettre en cause nos modes de transport mène à l’impasse. Aurélien Bigo, chercheur français spécialisé dans la transition énergétique des transports, l’assure pour son pays1>Aurélien Bigo est associé à la chaire Energie et Prospérité. Il est l’auteur du livre Voitures – Fake or not? (2023): «Chercher à remplacer nos 38 millions de voitures au pétrole par des voitures électriques, pour un usage équivalent, serait la pire des erreurs. Sans sobriété, on risque de ne pas avoir assez de ressources pour les fabriquer, d’électricité pour les faire fonctionner ou d’argent pour les acheter. Nous devons donc faire preuve de plus d’imagination.» Pourquoi cela? Le Courrier fait le point à partir de trois questions.
1. Réduction suffisante des émissions. Vraiment?
Un véhicule électrique ne dégage pratiquement pas de gaz à effet de serre au moment de son utilisation. Mais pour calculer son bilan carbone, il faut prendre en compte les émissions engendrées lors de sa fabrication et celles causées par les centrales électriques qui alimenteront ses batteries au quotidien. Et c’est là que le bât blesse. Lors de sa construction, une voiture électrique est plus gourmande en énergie, génère bien davantage de CO2 et est plus polluante que son équivalent à essence ou diesel2>Lire notamment l’enquête du média français Reporterre: reporterre.net/IMG/pdf/rep07_diy.pdf. Et l’article de synthèse d’Alain Bihr: alencontre.org/ecologie/la-voiture-electrique-une-alternative-illusoire.html. En particulier en raison de sa batterie, qui contient plusieurs types de métaux (lire plus loin). De nombreuses études se sont donc penchées depuis 2010 sur l’analyse des cycles de vie des véhicules électriques pour quantifier à partir de combien de kilomètres parcourus cette production polluante rend le véhicule électrique avantageux par rapport à son homologue classique3>Une étude universitaire allemande publiée en 2020 part des précédentes recherches avant de livrer les résultats de ses propres investigations: mdpi.com/2071-1050/12/3/1241 .
Le résultat dépend surtout des hypothèses qui sont retenues; s’agit-il d’un petit véhicule avec une batterie de taille réduite ou d’un SUV ou d’une Tesla classique, beaucoup plus lourds? Quelle est la source de l’énergie ayant servi à la fabrication de la voiture? Des centrales à charbon, comme en Chine – ou même pour une part en Allemagne – un mix entre énergies renouvelables et d’autres issues des hydrocarbures? Aussi, le bilan carbone d’un gros SUV fabriqué à partir d’une batterie produite en Asie a un moins bon bilan carbone que celui d’une voiture à essence de taille moyenne.
Deux à cinq fois moins d’émission! Ou pas. Pour Aurélien Bigo, qui a compilé les résultats de dix études faites pour la France, les émissions sont de l’ordre de 2 à 5 fois plus faibles pour la voiture électrique que pour la voiture thermique sur l’ensemble de son cycle de vie.
Mais la France a un mix électrique peu carboné en raison de la forte proportion de l’énergie nucléaire dans sa production nationale d’électricité. D’autres Etats sont moins avantagés. Dans le monde, les deux tiers de l’électricité sont produits à partir de combustibles fossiles. Pour l’Allemagne, dont l’électricité est encore très dépendante des hydrocarbures, les émissions ne seraient que de 25 à 60% plus basses pour les autos électriques selon certaines études, rapporte Aurélien Bigo. Dans des pays très dépendants du charbon, comme la Pologne et l’Inde, les véhicules thermiques seraient même souvent moins nocifs pour le climat que leurs homologues électriques.
En Europe, l’avantage de la mobilité électrique individuelle dépendra donc essentiellement de trois facteurs: la capacité des pays de l’UE de fabriquer les batteries et à les recycler – aujourd’hui dans leur immense majorité produites en Asie – , de leur possibilité d’imposer des restrictions sur la taille et le poids des voitures, et de produire leur électricité à partir d’énergies renouvelables à large échelle (lire plus loin).
Révolutionner le modèle à essence? Vu la difficulté de réaliser ces objectifs, qui dans un scénario moyennement optimiste permettraient de réduire les émissions de moitié ou de deux tiers, ne vaudrait-il pas mieux d’imposer aux constructeurs de voitures thermiques de réduire la taille et la consommation de leurs engins? En 2021, le controversé mais très écouté ingénieur et expert en énergie et climat Jean-Marc Jancovici expliquait sur France Culture: «Il faut faire baisser drastiquement la consommation d’essence par voiture. Refaire des deux chevaux, 500 kg, 90 km/h de vitesse maximum. La technologie moderne saura nous sortir ça à un litre et demi au cent kilomètres [aujourd’hui la moyenne est d’environ 7 litres].».
2. Comment générer assez d’électricité?
Ici, le pari est double. Produire suffisamment d’électricité pour tous les véhicules et le faire à partir d’énergies renouvelables ou «propres». Si toutes les voitures passaient à l’électrique en France, leurs besoins avoisineraient aujourd’hui les 100 TWh (térawattheure) pour les faire circuler, soit environ 20% de la production électrique consommée dans le pays, estime Aurélien Bigo. «Donc un ordre de grandeur significatif mais pas insurmontable», explique-t-il au Courrier. L’hypothèse repose vraisemblablement sur le maintien en fonction des centrales nucléaires. La France, un des Etats dans le monde où l’atome est le plus développé, compte 56 réacteurs. La technologie est fortement décriée par les écologistes, surtout en raison de sa dangerosité et des difficultés de stockage des déchets nucléaires.
«L’avenir de la voiture sera assurément électrique, mais la voiture individuelle ne doit pas être l’avenir de notre mobilité» Aurélien Bigo
Sortir du charbon et produire plus… Comment ferait l’Allemagne, elle qui a décidé de sortir du nucléaire, mais a dû retarder la mise en veille de ces centrales au charbon pour faire face à la demande en électricité, en attendant le développement des énergies éoliennes, solaires et géothermiques? Aujourd’hui, les énergies renouvelables fournissent 60% de son électricité. Pourra-t-elle se passer de centrales thermiques et produire suffisamment de courant face à une forte hausse des besoins? Ou les besoins décroîtront-ils de façon spectaculaire grâce à l’efficacité énergétique des nouveaux appareils et une politique orientée vers la sobriété? Une nouvelle fois, on constate que le pari de la voiture électrique est une équation à multiples inconnues. Avec le risque de voir un retour en force de l’énergie nucléaire dans certains pays et sa poursuite dans d’autres.
Une Suisse privilégiée? Le tableau y est plus favorable puisqu’environ 80% de la consommation d’électricité consommée dans notre pays provient d’énergies renouvelables, surtout grâce à ses barrages hydrauliques (65%). Mais la Suisse, qui compte trois centrales nucléaires en service, parviendrait-elle à alimenter ses cinq millions de voitures, représentant une hausse de 20% de la consommation, grâce au solaire, à l’éolienne, à la biomasse…? Devrait-elle conserver l’atome? Les études indépendantes manquent.
3. Exporter la pollution encore davantage? Le dilemme des minerais
Le véhicule électrique permet théoriquement de réduire les émissions et la pollution atmosphérique et sonore. C’est le cas surtout localement. Car une voiture électrique pollue bien davantage lors de sa fabrication, en particulier en raison des métaux rares que contiennent ses batteries: lithium, cobalt, cuivre, nickel et manganèse principalement. Des minerais qui nécessitent souvent de grandes quantités d’énergie, d’eau et contaminent l’environnement à large échelle, le plus fréquemment dans des pays du Sud où la législation est moins regardante qu’en Europe, ou même dans des zones de conflit comme la République démocratique du Congo (RDC). Ils engendrent une contamination très importante: selon un rapport de 2018 de l’Agence européenne pour l’environnement, «les émissions de NOx, SO2 et particules de la production des véhicules électriques sont 1,5 à 2 fois supérieures à celles des véhicules thermiques. Les conséquences en matière de pollution des sols et des eaux sont doublées, voire triplées, principalement par l’extraction et l’affinage des métaux et la production électronique», conclut la journaliste Célia Izoard pour Reporterre dans son enquête. Le magazine raconte aussi comment des communautés locales sont délogées ou gravement affectées par les conséquences sociales et environnementales des mines implantées sur ou aux abords de leurs territoires, que ce soit au Chili, en Hongrie ou en RDC.
Le bilan global est donc plus que contrasté. Il invite à la prudence d’autant que la voiture individuelle a des impacts environnements majeurs, quelle que soit sa propulsion (empiètement du territoire, bétonisation et artificialisation, pollutions aux micro plastiques, accidents, etc.). Transports publics, vélos, vélos électriques et cargocycles, voiturettes, les alternatives sont nombreuses. «L’avenir de la voiture sera assurément électrique, mais la voiture individuelle ne doit pas être l’avenir de notre mobilité», aime à répéter Aurélien Bigo.
Notes