Pour en finir avec la classe moyenne
«Nous sommes le lobby de la population» proclamait le Parti socialiste suisse dans sa plate-forme électorale pour les fédérales de 2023. Ça veut dire quoi? Rien. Un lobby, ce n’est pas un parti, mais un groupe d’intérêts et de pression. Et «la population», c’est tout le monde, ou presque. Ce n’est pas le peuple, «la population», c’est comme la «classe moyenne», un agrégat politiquement insignifiant et socialement contradictoire. Pourtant, lorsque le même PSS proclame, dans la même plate-forme, son exigence d’«un niveau de salaire qui permette aux familles et aux personnes seules de se maintenir à flot», il sait bien qu’il l’exige pour cette partie de «la population» qui en a besoin, pas pour celle dont les salaires et les revenus sont largement, et souvent plus que largement, suffisants pour bien vivre. Le PS n’est donc pas le «lobby de la population», mais de celle qui a besoin d’être défendue parce qu’elle n’est pas en état et en puissance de se défendre elle-même.
Alors pourquoi ne pas le dire clairement? Quand on manifeste pour les travailleuses et les travailleurs de la construction et pour l’amélioration de leurs salaires, de leurs conditions de travail, la défense de leur santé et de leur sécurité, ou (et) pour les vendeurs et les vendeuses du commerce de détail, et contre la volonté de les faire travailler trois dimanches par année et une heure de plus tous les samedis, ou (et) pour les infirmières et les infirmiers, pour qui manifeste-t-on, sinon pour ce qu’en des temps que les moins de 60 ans n’ont pas connus on appelait encore le «prolétariat», ou la «classe ouvrière»? Le prolétariat, la classe ouvrière, dont on ne parle plus. Et pas la «classe moyenne», dont on ne cesse de parler. On manifeste pour une réalité sociale, pas pour un fantôme, un mot creux, un agrégat statistique flou, un élément de discours obligé.
«Perdre les ouvriers, ça n’est pas grave» avait, paraît-il, résumé François Hollande. Autre brillant stratège, Dominique Strauss-Kahn enjoignait aux socialistes français de s’occuper «de façon très prioritaire de ce qui se passe dans les couches moyennes de notre pays», ce «groupe intermédiaire constitué en immense partie de salariés avisés, informés et éduqués» qui forment «l’armature de notre société et en assurent la stabilité». Autant dire que tout projet de changement social, toute ambition de changer de société a disparu. Avant que les Hollande et les Strauss-Kahn ne disparaissent eux aussi – dans les poubelles de l’histoire (encore que l’un des deux ait réussi à en sortir en profitant d’une aubaine macronienne).
Au fond, la «classe moyenne» serait une classe «médiane», si elle était une classe sociale et pas cet objet social qu’on n’est capable de définir que par la négative: ni en haut ni en bas. Et bien contente de n’être ni avec les riches ni avec les pauvres. Ni avec les méchants, ni avec les minables. Mais enviant tout de mêmes les uns, craignant plus que tout de se retrouver avec les autres, et prête à tout pour l’éviter. A tout, et même à quitter sa zone grise pour une zone vert-de-gris. Ou brune.
Car la «classe moyenne» ne se mobilise, ne se radicalise que par peur de son déclassement – de sa prolétarisation. Et cette radicalisation peut se faire bien mieux sur la droite extrême que sur la gauche radicale, ce qui en fait la base idéale des populismes réactionnaires, voire fascisants, qui peuvent paradoxalement flatter le petit-bourgeois en le rabaissant, en l’identifiant à «ceux d’en bas», aux «laissés pour compte», aux «perdants», le rassurant sur lui-même en le convainquant d’être la victime parmi d’autres d’une conspiration des puissants, des élites, de gouvernements de l’ombre, des Sages de Sion, profiteurs et pervertisseurs d’un système qui sans ces comploteurs serait fondamentalement bon mais qu’ils rendent fondamentalement mauvais. Et cela produit Trump, Orbán, Bolsonaro ou Salvini.
Cette pseudo-classe, cette nouvelle petite bourgeoisie, consacre une énergie et des ressources considérables à dresser devant sa propre réalité un rideau la voilant à son propre regard: tournés vers eux-mêmes, le petit bourgeois et la petite bourgeoise n’ont qu’une crainte fondamentale: se donner à voir tels qu’ils sont – ou pire: se voir eux-mêmes tels qu’ils sont. La classe moyenne se joue comme au théâtre et, se jouant, elle surjoue pour remplir l’espace indistinct qu’elle occupe, entre un prolétariat dont elle nie l’existence (jusqu’à réussir à ce qu’il se nie lui-même) pour nier le risque qui constamment pèse sur elle d’y«retomber», et une classe dominante dont elle singe les comportements (ou ce qu’elle en perçoit) sans en disposer des ressources. Ne se voulant pas dominée mais l’étant tout de même, et ne pouvant être dominante mais se rêvant telle (et affirmant l’être par le nombre, quitte à tordre les statistiques), la classe moyenne pète toujours plus haut que son cul – mais en se bouchant le nez.
Qu’en faire, alors? Rien. Cesser de l’invoquer pour ce qu’elle n’est pas: une base sociale. Cesser de s’en revendiquer quand on n’en est plus, ou qu’on n’en a jamais été. Et la montrer telle qu’elle est, et à qui elle sert, et à quoi sert son invocation dans tous les discours politique de notre temps de grande confusion…
Pascal Holenweg est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.