Chroniques

Le suffrage universel, pas avant 2071?

Le suffrage universel, pas avant 2071?
L'Impoligraphe

Le 24 avril 2005, les Genevois et voises ont accordé le droit de vote (mais pas d’éligibilité), d’initiative et de référendum municipaux aux étrangers résidant en Suisse depuis au moins huit ans. Comme cinq autres cantons romands. Trois cantons alémaniques (les Rhodes intérieures d’Appenzell, les Grisons et Bâle-Ville) ont accordé à leurs communes le droit d’accorder le droit de vote à leurs habitants étrangers. Vaud, le Jura et Neuchâtel leur ont en outre accordé le droit de vote cantonal.

A Genève, 85 000 personnes qui n’en disposaient pas disposent donc désormais d’une partie – mais d’une partie seulement – des droits politiques. Certes, seule une minorité d’entre elles les exercent, mais si les étrangers votent moins que les Suisses, ce n’est pas parce qu’ils sont étrangers, c’est qu’ils ne peuvent le faire que dans six cantons, qu’ils ne peuvent le faire sur les enjeux fédéraux, et qu’ils font plus souvent que les Suisses partie des catégories sociales qui votent le moins: ils sont plus jeunes, et plus souvent situés dans les couches sociales moyennes ou «inférieures»: «Bref, l’électeur étranger est un électeur comme les autres», résume la Tribune encore un peu de Genève.

Sauf que cet électeur est plus rare que les autres, et que son droit de voter et d’élire est amputé. Ne disposant de droits politiques que communaux, les étrangères et les étrangers sont des électeurs de deuxième zone, et Genève est dans ce domaine – avec le Valais – le canton romand le plus restrictif alors qu’il est le canton suisse qui compte la plus forte proportion d’étrangers au sein de sa population, et qu’on devrait pouvoir, enfin, y passer du «j’y vis, j’y vote» à «j’y vis, j’y siège». L’Assemblée constituante avait fait, un moment, mine de le faire, ce pas, avant, pusillanime, que se raviser par peur que le projet de nouvelle Constitution soit refusé à cause de cela.

Résultat: lors des dimanches de votations, un tiers du corps électoral ne peut donner son avis que si dans le menu dominical un plat communal est servi. Les étrangers peuvent voter pour ou contre les coupes dans le budget de la Ville, la rénovation du Musée d’art et d’histoire, les arbres de Plainpalais ou la vente des actions de Naxoo… mais pas sur l’ouverture des magasins le dimanche, la stratégie énergétique, la libre circulation ou les tarifs des TPG… Et ils et elles ne peuvent pas être élu-e-s là où elles et ils votent (dans leur commune).

Pourtant, ils sont bien objectivement (matériellement, socialement, fiscalement) citoyens de cette ville et de ce canton, si l’on veut bien accepter de donner de la «citoyenneté» une définition qui ait les pieds dans la réalité et pas seulement la tête dans les textes de lois. La démocratie n’est autre chose qu’un slogan que si les citoyens participent à la prise des décisions qui les concernent. Mais cela ne donne encore aucune définition du mot même de «citoyen». L’étymologie, là, répond: le citoyen, c’est l’homme (et la citoyenne, la femme) de la cité. En d’autres termes, l’habitant, l’habitante. Cette définition ne renvoie à aucun critère de nationalité; elle ne renvoie qu’à l’habitat et à l’insertion sociale: j’y suis, j’y vote. Et la légitimité des institutions politiques étant, en démocratie, fonction de la part de la population qui peut concourir à leur désignation, accorder aux étrangers résidents le droit non seulement de voter mais aussi d’élire procède de la même démarche qui fit passer (péniblement) du suffrage censitaire au suffrage universel (il y aura fallu deux révolutions), et du suffrage exclusivement masculin au suffrage sans discrimination de genre (il y aura fallu une grève générale et des décennies de combat féministe).

«Lorsque l’on vit dans un endroit, qu’on y élève ses enfants, qu’on participe de mille et une façon, voter et élire me semble une évidence», déclare Sandrine Salerno. Mais de cette évidence, il reste à convaincre celles et ceux qui ont déjà le droit de voter au plan cantonal pour qu’ils l’accordent enfin à celles et ceux qui ne l’ont pas encore. Au fond, c’est le même combat que celui qu’il a fallu mener pendant des décennies pour que les femmes aient droits de vote et d’éligibilité communaux, cantonaux et fédéraux: ce sont les hommes, qui en disposaient seuls, qu’il a fallu convaincre de les accorder aux femmes. En 1918, le cahier de revendication de la seule et unique grève générale jamais organisée dans ce pays, et dont on célébrera cette année le centième anniversaire, revendiquait le suffrage féminin. Dont l’octroi mâle et princier ne se fera que plus d’un demi-siècle plus tard.

Il paraît que l’histoire s’accélère. Acceptons-en l’augure: avec un peu de vigueur politique, le suffrage des habitants de ce pays pourrait être presque universel avant 2071…

*Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg L’IMPOLIGRAPHE

Chronique liée

L'Impoligraphe

lundi 8 janvier 2018

Connexion