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Un ectoplasme fécond: la classe moyenne

L’IMPOLIGRAPHE

Vingt mille personnes (selon les organisateurs) ont manifesté il y a dix jours à Berne à l’appel des syndicats, des partis de gauche et de l’Asloca contre l’inflation non compensée, l’insuffisance des rentes, la persistance des bas salaires, les attaques contre les droits des locataires, le recul depuis trois ans des revenus des travailleurs, les hausses incessantes des primes d’assurance-maladie, des tarifs d’électricité et des loyers. Bref, contre «la vie chère». Quand on manifeste contre la «vie chère», comme auparavant pour les travailleuse·eurs de la construction et pour l’amélioration de leurs salaires et de leurs conditions de travail, ou pour les vendeur·euses du commerce de détail, les infirmière·ers, pour qui manifeste-t-on? Les «couches populaires» (qu’en autres temps on appelait le «prolétariat», ou la «classe ouvrière») dont on ne parle pas beaucoup? Ou la «classe moyenne» dont on ne cesse (même à gauche) de parler – comme si on pouvait la faire exister en en parlant? Manifestait-on contre une réalité sociale lourde ou pour un agrégat statistique flou, un élément de discours obligé – un ectoplasme?

«Nous sommes le lobby de la population» proclame le Parti socialiste suisse dans sa plate-forme électorale pour les fédérales. Ça veut dire quoi? Rien. «La population», c’est tout le monde («le PS prend parti pour toutes et tous», confirme dans le journal du parti son vice-président, Samuel Bendahan). Ce n’est pas le peuple, «la population»; c’est comme la «classe moyenne»: un agrégat socialement contradictoire. Lorsque le même PSS proclame dans sa plate-forme son exigence d’«un niveau de salaire qui permette aux familles et aux personnes seules de se maintenir à flot», il sait bien qu’il ne l’exige pas pour «toutes et tous» mais pour «la population» qui n’atteint pas ce niveau, pas pour celle qui l’explose, et dont les revenus et la fortune sont (plus que) largement suffisants. Le PS n’a donc pas à être le «lobby de la population», de «toutes et tous» ou de la «classe moyenne», mais celui des «classes populaires», celles qui ont besoin d’être défendues parce qu’elles ne sont ni état ni en puissance de se défendre elles-mêmes. Celles dont font partie les retraité·es dont les rentes ne suffisent pas à boucler les fins de mois, les personnes qui font appel aux banques alimentaires ou renoncent à des achats alimentaires qui leur étaient habituels.

Dans ce qui a tenu lieu de débat la semaine dernière au Conseil municipal de Genève, autour du budget de l’année prochaine et des comptes de l’année dernière, il n’est pas un intervenant, pas une intervenante de droite qui n’ait invoqué, et le plus souvent à réitérées reprises comme dans une litanie religieuse, la «classe moyenne»… Invocations rituelles en temps de campagne électorale: la «classe moyenne», en effet, vote ou en a le droit – pas les sous-prolétaires… Il convient donc de faire la cour à celles et ceux qu’on a balancés dans cette «classe moyenne» qui n’est ni une classe ni une moyenne, et qui additionne ces «ni riches ni pauvres» qui n’ont en commun, précisément, que de n’être ni riches ni pauvres… Où on retrouve des revenus individuels de 5000 francs et d’autres de 12 000 francs… Quoi de commun entre les conditions de vie et de travail d’un·e nettoyeur·euse des toilettes publiques et celles d’un·e prof de collège? On pourrait se contenter de définir cette «classe qui n’en est pas une» comme l’ensemble des personnes (ou des ménages) dont les ressources propres couvrent les besoins, par distinction de deux autres ensembles, celui des personnes (ou des ménages) qui ne peuvent couvrir leurs besoins par leurs propres ressources et ont donc besoin de la solidarité (l’aide sociale), voire de la charité, pour survivre, et celui des personnes (ou des ménages) dont les ressources couvrent non seulement les besoins mais aussi les envies et permettent une épargne, des investissements; mais cela n’en ferait toujours pas une classe sociale…

Le sociologue Alain Accardo assure que «le combat contre le système capitaliste est toujours aussi, en quelque manière, un combat contre une part de soi-même, contre le petit-bourgeois opportuniste qui sommeille en chacun, prêt à s’éveiller à l’appel des sirènes». La petite bourgeoisie (qui, elle, est bien une classe) ne serait-elle pas, au fond, la «classe moyenne» réelle, celle qui ne se mobilise, ne se radicalise, à gauche ou à droite, que par la peur de son déclassement – de sa prolétarisation? Ce qui en fait la base idéale des populismes qui paradoxalement flattent le petit-bourgeois en le rabaissant, l’identifiant à «ceux d’en bas», aux «laissés pour compte», aux «perdants», en le convainquant d’être la victime d’une conspiration des puissants, des élites, de gouvernements de l’ombre, des Sages de Sion, de profiteurs et de pervertisseurs d’un système qui, sans ces comploteurs, serait fondamentalement bon et qu’il ne s’agirait que de restaurer… Et si cela ne produit toujours pas de «classe moyenne», cela produit ce que c’est capable de produire et ce que cela mérite: des Trump, Orban, Bolsonaro ou Meloni. Ou l’UDC, le MCG, la Lega… La «classe moyenne» est un ectoplasme, mais cet ectoplasme a un ventre, et il est fécond…

Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg L’IMPOLIGRAPHE

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lundi 8 janvier 2018

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