Le système légal ne doit pas brider la liberté de la presse
Le 12 novembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que le Royaume-Uni avait violé l’article 10 de la Convention qui garantit le droit à la liberté d’expression pour avoir astreint la requérante, une entreprise de médias, à payer des dépens très élevés, comprenant des honoraires de succès [prime au résultat], dans une affaire où cette entreprise avait été condamnée pour atteinte à la vie privée d’une personne1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 12 novembre 2024 dans la cause Associated Newspapers Limited c. Royaume-Uni (4e section).
La requérante est la société éditrice des journaux Daily Mail et Mail on Sunday et exploite également le site web MailOnline où elle publie une sélection d’articles des deux journaux. Après un attentat terroriste perpétré à la Manchester Arena le 22 mai 2017 qui fit 22 morts et plus de 800 blessés, la requérante publia sur le MailOnline, le 29 mai, un article intitulé «Le pilote libyen en formation, âgé de 23 ans, est le 16e suspect arrêté en relation avec l’attentat à la bombe du concert de Manchester».
La personne concernée était un homme d’affaires libyen qui avait obtenu l’asile au Royaume-Uni et y travaillait pour une société transférant de l’argent entre la Libye et le Royaume-Uni. Dans les jours précédant l’attentat, il avait été contacté par l’auteur de l’attentat, qui souhaitait échanger des dinars libyens contre des livres sterling. Ayant refusé la transaction, il avait été arrêté dans le cadre de l’enquête de police sur les contacts de l’auteur de l’attentat. Interrogé pendant six jours, il avait été relâché lorsqu’il était apparu qu’il n’était pas impliqué dans l’attentat. Alors que la police n’avait publié aucune information au sujet de son arrestation, il avait perdu son travail et subi un sentiment de grande détresse.
Le 21 décembre 2018, il ouvrit une procédure contre la requérante pour atteinte à la vie privée, après avoir conclu une convention d’honoraires conditionnels avec son avocat. Par jugement du 25 février 2021, la requérante fut condamnée à lui payer la somme de 83 000 livres sterling en dédommagement. Dans un jugement séparé sur les dépens, la requérante fut condamnée à payer au demandeur ses frais d’avocat à concurrence de 822 421 livres sterling, comprenant une prime de succès de 245 775 livres sterling.
Se référant à une affaire jugée au début de la décennie 20102>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 18 janvier 2011 dans la cause MGN Limited (éditeur de quotidien Daily Mirror) c. Royaume-Uni (4e section) à propos d’un article paru en 2001 sur la dépendance à l’alcool et à la drogue du mannequin Naomi Campbell., la Cour rappelle qu’il est légitime pour un pays d’autoriser des conventions prévoyant des honoraires de résultat récupérables, car ce système peut permettre au plus grand nombre de personnes d’avoir un accès effectif aux services juridiques et aux tribunaux pour le plus grand nombre possible de litiges civils. En revanche, ce mécanisme ne doit pas être de nature à décourager la participation de la presse à des débats sur des questions d’intérêt public légitime. Elle souligne à cet égard le rôle prééminent de la presse dans un Etat de droit et son rôle de «chien de garde». Autrement dit, l’obligation faite à une société de payer des honoraires de la partie plaignante doit rester dans des proportions raisonnables. Dans le cas présent, la Cour a estimé que la somme allouée était très importante et les honoraires de résultat disproportionnés par rapport à la somme obtenue pour les dommages-intérêts. Cette condamnation à verser de tels montants violait en conséquence le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
En Suisse, le Tribunal fédéral a récemment jugé qu’il était licite pour un avocat de convenir avec son client d’une prime en cas de succès, en plus des honoraires dus indépendamment du résultat3>Arrêt du Tribunal fédéral du 13 juin 2017: ATF 143 III 600., mais il a assorti cette pratique de certaines limites.
Notes
* Titulaire du brevet d’avocat, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.