Comment procrastiner sans mauvaise conscience
«C’est et, pas ou. Notre stratégie nous aide à faire les deux: investir dans la transition vers une énergie à plus faible teneur en carbone et en même temps maintenir le flux de pétrole et de gaz.» La publicité d’une grande compagnie pétrolière anglaise met en évidence la supercherie de la «transition énergétique»: la production d’énergies dites «renouvelables» s’ajoute aux énergies fossiles, sans s’y substituer. Dans certains cas, de nouvelles installations d’énergie renouvelable servent à alimenter l’extraction de ressources fossiles (comme en Norvège).
Jean-Baptiste Fressoz, historien connu notamment pour ses travaux sur l’Anthropocène, tord le cou aux idées préconçues et aux slogans commerciaux simplificateurs sur la «transition énergétique» dans son dernier livre, Sans transition: une nouvelle histoire de l’énergie1>Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition: une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Ed. du Seuil, 2024.. Non, nous dit-il, l’histoire de l’énergie n’est pas constituée de «phases», bien qu’elle soit souvent écrite selon ces lignes: époque où la force musculaire est l’énergie dominante, puis remplacée par le bois, puis le charbon, puis le pétrole, puis l’électricité, puis le nucléaire – et demain, donc, par le mix d’éolien, de solaire et d’hydrogène. Loin de remplacer une ancienne source d’énergie, l’arrivée d’une nouvelle s’ajoute à la pile. Alors que le XIXe siècle est généralement présenté comme celui du charbon, l’humanité n’a pas cessé d’en brûler – et en a brûlé plus en 2023 que jamais auparavant.
Si l’argument de l’addition était déjà connu, Fressoz s’arrête sur une dimension qui l’est moins: la symbiose entre les sources énergétiques. Puisqu’il faut de l’acier pour produire des éoliennes, et du charbon pour produire de l’acier, alors l’énergie éolienne repose sur du charbon. De la même manière, puisqu’il faut du pétrole pour alimenter les machines (tronçonneuses, bulldozers) et des engrais azotés pour alimenter les sols, alors le «bois est devenu, en partie, une énergie fossile». (Aux sceptiques de l’importance du bois comme source d’énergie, Fressoz explique que l’Europe en brûle trois fois plus qu’il y a un siècle, et qu’il fournit deux fois plus d’énergie que la fission nucléaire.)
Fressoz convainc largement lorsqu’il écrit que «le problème ne réside pas tant dans la production énergétique [mais] plutôt [dans le fait] de savoir ce que l’on va faire de cette électricité bas carbone.» La traduction anglaise du titre est des plus parlantes: more, more, more – soit plus, plus, plus. Si développer les énergies renouvelables se fait sans substitution, alors il s’agit uniquement d’augmenter la consommation en énergie et en ressources. La sobriété, «soigneusement ignorée par le GIEC pendant trente ans», est la seule option pour éviter la catastrophe qui débute.
Sans transition ne fait pas que recentrer le débat. L’ouvrage réalise un tour de force remarquable, puisqu’il s’agit aussi d’une critique puissante adressée à toute la discipline dont Fressoz est issu, l’histoire des techniques et des sciences. Les historiens et historiennes, explique-t-il, ont repris sans réflexion le lexique et les catégories de la «transition énergétique», à l’origine un slogan des promoteurs de l’énergie atomique des années 1970. Ils et elles se sont concentré·es, en outre, «principalement à l’étude de l’innovation, à ses risques, ses controverses et à la ‘construction sociale’ des techniques – des approches qui n’ont guère aidé à comprendre la nature du défi climatique […].» Or, l’histoire est régulièrement invoquée pour envisager les transitions vers les énergies renouvelables, jusqu’au sein du GIEC: puisqu’on a déjà opéré une transition loin du charbon (erreur), alors on saura faire de même avec le pétrole. Fressoz ne cherche donc pas seulement à présenter un objet, ou à mettre en évidence un biais scientifique: il condamne les florissantes transition studies, qui servent surtout à justifier la procrastination face à la catastrophe climatique.
Notes
Séveric Yersin est historien.