Chroniques

Le hibou et la baleine

À livre ouvert

Décembre 1993. Nicolas Bouvier est de retour à Cologny après un long séjour sur la côte Est des Etats-Unis. Il est heureux de retrouver ses pénates et sa chambre à écrire genevoise, la «chambre rouge»; celle que nous donne à voir à plusieurs reprises Le hibou et la baleine, film sorti au printemps de la même année et réalisé par Patricia Plattner. L’écrivain a ses manies et fait toujours place nette sur sa table d’écriture lorsqu’il s’agit de se mettre au travail, même si c’est pour griffonner quelques lignes ou répondre à une énième demande d’entretien. Au menu de cette journée, une vingtaine de questions posées par le critique littéraire et éditeur Alfred Eibel.

La première se lit ainsi: «Voyager a-t-il encore un sens alors que le monde entier s’uniformise?» Sa réponse est décochée d’un trait, comme une flèche: «Ce n’est que dans quelques-uns de ses aspects que le monde s’uniformise». Une évidence pour quiconque sait voyager lentement.

La seconde: «Savoir bien voyager n’est-ce pas revenir plusieurs fois sur les mêmes lieux?» Cette fois sa réponse trace un chemin moins direct, mais atteint sa cible de façon d’autant plus décisive: «Lorsqu’une culture vous inspire un attrait particulier, [sans doute] faut-il lui accorder le temps qu’elle mérite»1«Questionnaire Eibel» (6 [décembre?] 1993), Bibliothèque de Genève, Fonds N. Bouvier..

Ce qui vaut pour les lieux (et les cultures), ne vaut-il pas tout autant – et peut-être plus encore – pour les livres?

Pas n’importe lesquels bien sûr. Ici je pense à ces livres capables dès la première page – et peu importe l’endroit ou en compagnie de qui vous vous trouvez – de vous faire chausser des bottes de sept lieues. Je pense à ceux capables de vous surprendre et de se rappeler à vous au moment opportun.

Le hibou et la baleine est pour moi un de ces livres. Imaginée et conçue dans le prolongement du film éponyme, sortie de l’imprimerie Slatkine pour les Editions Zoé à l’automne 1993, sa première édition m’a toujours semblé figurer le livre parfait. Par «livre parfait», j’entends celui qu’on ne peut ouvrir sans manquer de le finir. Celui dont chaque page ouverte en appelle, comme dans un souffle, une autre.

Que ce soit ici un texte dialoguant subtilement avec des images, là un poème illuminant une page profondément encrée, ou là encore un portrait noir blanc s’étalant sur une double page et nous forçant à ouvrir le livre jusqu’à ce que les coutures de ses cahiers deux plis se tendent. Le tout imprimé sur un papier cartonné crissant sous les doigts lorsqu’on s’en saisit et qui, bizarrement, dérobe à la couverture ses attributs naturels. Avec Le hibou et la baleine, c’est bien un livre portant couverture que nous avons entre les mains. Et pourtant à chaque fois que nous tournons ses pages, c’est comme si celui-là s’éclipsait sur la pointe des pieds et ne revenait (tout aussi discrètement) qu’une fois la lecture terminée.

Il m’a fallu à l’époque faire montre de beaucoup de ténacité pour trouver ce livre chez un bouquiniste. Non pas parce qu’il était depuis longtemps épuisé, mais bien parce que ses heureux propriétaires ne pouvaient de toute évidence s’en séparer.

Ces jours-ci, ressort une très belle édition de cet «autoportrait en images» et en textes de Nicolas Bouvier2Nicolas Bouvier, Le hibou et la baleine, Editions Zoé, 2024.. Les Editions Zoé ont fait le pari d’un nouveau format. Le livre oblong qui en 1993 tenait dans la paume est devenu aujourd’hui un «beau livre». J’en termine à l’instant la lecture et sais qu’il ne viendra pas de sitôt garnir les rayons des bouquinistes. Le livre a conservé sa beauté intrinsèque. Et si ses pages ne sont désormais plus cartonnées, elles continuent, l’une après l’autre, d’affirmer leur présence comme si elles l’étaient encore.

Pour avoir longtemps travaillé avec le graphiste Daniel Briffaud, Nicolas Bouvier savait que le beau ne souffre nul compromis et que l’édition de beaux livres exige en retour «d’être partant pour les choix graphiques les plus inventifs, pour les ‘coups’ les plus risqués»3«Sans laisser d’adresse» Le Temps stratégique, 17/9, 1986..

Lire à nouveau Le hibou et la baleine est l’occasion de remarquer que la magie Bouvier continue d’opérer et que cette nouvelle édition est fille de la première. Un livre à goûter et à déguster lentement, pour sa facture propre, son papier, ses images, ses mots et surtout la leçon qu’il continue de délivrer, lecture après lecture. Accordez-lui du temps, il le mérite.

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*Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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