Sous les pavés, les mines
Celia Izoard est journaliste et philosophe, spécialisée dans les nouvelles technologies et leur impact, de la robotisation aux voitures électriques, de la mine à nos usages et imaginaires. Son – excellent – dernier livre, La Ruée minière au XXIe siècle1Celia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Seuil, 2024., est une remise en cause éclatante de notre civilisation de «mangeurs de terre». Pour aller encore un peu plus loin, elle a répondu aux questions du journal Moins!.
Dans votre livre, vous écrivez qu’il est crucial de s’intéresser aux mines pour comprendre la dynamique du capitalisme industriel et du bluff de la «transition» énergétique, c’est-à-dire?
Celia Izoard: Oui, parce que la mine est l’une des principales matrices du capitalisme industriel, et je montre dans ce livre qu’il est fondé sur l’activité minière, à la fois dans sa matérialité mais aussi dans ses pratiques, ses idéaux et ses valeurs. En d’autres termes, non seulement notre monde industriel est historiquement et matériellement fondé sur le complexe charbon-acier et sur une intensification sans précédent de l’extraction de métaux, de pétrole, de gaz, etc., mais les façons de produire et d’envisager le monde entier comme «ressource potentielle» sont en partie des héritages de l’activité minière et métallurgique telles qu’elles se sont développées à la Renaissance et au XVIIe siècle.
A mesure de son expansion, le capitalisme n’a cessé d’intensifier cette extraction tout en étendant cette conception extractiviste à de nouveaux domaines de la vie, par exemple dans l’agriculture intensive ou dans l’organisation du travail avec la gestion des «ressources humaines». Et pourtant, malgré ça, la mine contemporaine est quasiment absente de nos imaginaires. C’est un immense paradoxe. Nous ignorons ce qui forme la substance même de notre monde.
De ce fait, quand nos dirigeants disent «il va falloir extraire plus de métaux» ou «il faut passer à la voiture électrique», ils ne savent pas, littéralement, de quoi ils parlent. Pour reprendre une formule de la philosophe Hannah Arendt: nous croyons faire des choix technologiques mais en fait nous ne savons pas ce que nous faisons. C’est la première chose: il est indispensable de comprendre ce que signifie extraire; indispensable que les impacts colossaux des mines soient clairement présents à nos imaginaires.
Je propose donc dans mon livre une lecture minière du capitalisme en montrant qu’il est fondé sur une succession de désinhibitions des activités extractives, de la conquête des Amériques au projet de mines dans les fonds marins. De fait, si l’idéologie coloniale de la «civilisation» était sous-tendue par un extractivisme forcené, l’idéologie néocoloniale de la «transition» l’est tout autant. Les politiques de Green Deal nécessitent une démultiplication sans précédent de l’activité minière mondiale pour produire des batteries et renouveler les parcs automobiles, créer des infrastructures électriques, des éoliennes, etc. De ce point de vue, rien ne change fondamentalement.
L’autre «bluff» de la transition, comme vous dites, et dont les conséquences sont gravissimes, est la légèreté prodigieuse de la promesse selon laquelle ces politiques de transition fondées sur l’électrification, et donc sur la mine, pourrait faire baisser les émissions carbone. Cette promesse repose sur l’idée qu’on peut faire fonctionner des mines et des fonderies en «bas carbone», mais c’est aujourd’hui totalement faux. Ce secteur est l’un des principaux émetteurs de CO2 au monde. Les grands chantiers de la transition ont donc toutes les chances d’accélérer le réchauffement climatique.
Vous soulignez que l’extraction des matières premières sert principalement à alimenter l’aéronautique et l’armement: la «transition» avec les renouvelables serait-elle l’arbre qui cache la forêt?
Non, ce n’est pas ce que je dis. La demande en métaux liée aux renouvelables est réellement colossale et c’est en soi une impasse. Le problème est qu’en plus, elle s’ajoute à celle des autres secteurs. Aéronautique, aérospatiale, BTP et surtout numérique, tous ces secteurs en croissance consomment des quantités prodigieuses de métaux, en particulier la course au big data. Or j’illustre la manière dont les besoins en métaux pour la transition ont opportunément été mis en avant par la Banque mondiale et le lobby minier. Pourquoi? Pour justifier une nouvelle diplomatie des matières premières, pour justifier les politiques menées par les pays occidentaux pour se procurer des métaux face à leurs concurrents que sont la Chine et la Russie.
La transition fournit une justification idéologique à la ruée sur des matières premières qui sont réclamées par les grands groupes industriels dans tous les secteurs, pas seulement l’énergie. On voit régulièrement des infographies illustrant les besoins en métaux pour des éoliennes, du photovoltaïque, des batteries; on ne voit jamais l’équivalent concernant les équipements liés à la 5G ou aux data centers. Ce n’est pas un hasard. La transition, l’idée de sauver la planète, est la meilleure justification possible en termes d’intérêt collectif. Il serait plus difficile de justifier les nouvelles politiques extractivistes du Raw Materials Act2L’Union européenne a lancé cette initiative en 2008 pour garantir l’approvisionnement en matières premières (critiques et stratégiques) pour des secteurs de grande importance comme les énergies «renouvelables», le numérique, l’aéronautique et l’armement.par la nécessité de déployer la 5G ou les objets connectés, dont le bénéfice social est à peu près nul.
«Qu’une entreprise soit ‘responsable’ ou pas ne change rien»
En Suisse, avec plus de 900 entreprises actives dans le négoce des matières premières, la Confédération fait la promotion d’une exploitation minière dite durable et responsable via une plus grande transparence des flux de matières premières. Est-ce qu’une solution technique peut vraiment résoudre les problèmes induits par les mines?
«Durable», «responsable», «transparence»: tous ces termes ne font qu’obscurcir les véritables enjeux. Si l’on regarde le fonctionnement d’un site minier, ils n’ont aucun sens. Prenons par exemple «durable»: «durable» devrait signifier qu’on se préoccupe, pour les générations futures, du renouvellement de la ressource et des milieux dans lesquels elle est ponctionnée. Or c’est précisément ce que l’activité minière rend impossible, quelles que soient, du reste, les pratiques et les intentions de l’entreprise, qu’elle soit «responsable» ou pas n’y change rien. L’idée est toujours d’exploiter un gisement qui a mis des millions d’années à se constituer, il n’est par définition pas renouvelable. D’autre part, les milliers d’hectares de déchets miniers que va forcément engendrer cette exploitation vont rendre toute agriculture impossible sur ces terres et ce, de façon irréversible: on ne peut pas cultiver dans des résidus miniers. Une mine consomme autant d’eau qu’une grande ville pour le broyage et le traitement du minerai. Donc dans le meilleur des cas, même quand il n’y a aucun problème, aucun accident, la mine industrielle est déjà tout sauf «durable».
Autre exemple, la «transparence». Le fait de savoir de quelle mine proviennent tels ou tels métaux ne change pas les impacts de cette mine. Par exemple, BMW achète en toute transparence du cobalt extrait dans la mine de Bou Azzer, au Maroc, pour produire les batteries de ses luxueuses voitures électriques. C’est une mine de cobalt et d’arsenic: les dizaines de milliers de tonnes de déchets qu’elle génère sont ultra toxiques et s’entassent à l’air libre sur des kilomètres carrés, vulnérables aux vents et aux pluies qui les dispersent aux alentours. D’autre part, elle se trouve au Maroc, dans un régime autocrate où les revendications des ouvriers sont sanctionnées par des représailles, des licenciements arbitraires et pire; un pays où une entreprise minière peut facilement exploiter l’extrême pauvreté des paysans des montagnes pour les exposer à des poussières toxiques et des conditions de travail qui détruisent les corps. La transparence des flux de matières premières ne résout rien de tout ceci, pas plus que les autres problèmes que posent la plupart des mines: l’accaparement des terres et de l’eau, la division de la population, le risque de rupture de digue de résidus toxiques.
Vous mobilisez le concept de «cosmologie extractiviste occidentale» pour expliquer le rapport au monde des plus puissants et qui influent sur les masses, qu’en est-il?
Ce concept, la «cosmologie extractiviste», je l’utilise pour désigner l’affinité particulière de la culture occidentale avec les activités extractives, des mines d’or aux champs de pétrole à l’exploitation des terres rares. Une affinité qui a été relevée par certains peuples non occidentaux comme une caractéristique des «Blancs» – en réalité, une conséquence de l’histoire européenne dont nous sommes les héritiers. Je décris par ce concept le rapport que nous entretenons avec la matière comme une relation mystique à la création d’un monde artificiel hors-sol, permis par l’exploitation intensive du sous-sol. Il est profondément irrationnel puisqu’il nous amène à détruire la seule fraction habitable de la terre.
C’est à mes yeux une mystique qui sous-tend de manière très profonde le développement capitaliste: l’extraction mise au service d’une vie extraterrestre. Une vie extraterrestre d’abord sur la terre, recouverte de bitume, de béton et d’acier – le capitalisme habite la terre comme s’il s’agissait d’une autre planète – tout en visant la création d’une vie extraterrestre par la conquête spatiale. Elon Musk est une parfaite incarnation de cette cosmologie extractiviste. Tout comme, il y a plus d’un siècle, Cecil Rhodes, le magnat des mines d’Afrique du Sud, figure la plus célèbre de l’impérialisme britannique, qui disait: «Si je le pouvais, j’annexerais les étoiles».
Face aux défis que le capitalisme hyper industriel nous impose, le sentiment d’impuissance peut prendre le dessus. Cependant votre livre se termine avec un chapitre sur comment des individus et des collectifs ont lutté de tout temps et en tout lieu contre l’extractivisme. Comment ces luttes peuvent-elles nous aider à nous mobiliser?
Malgré l’asymétrie du rapport de force entre les entreprises minières et les Etats d’un côté, et les populations de l’autre, les premières déploient beaucoup d’efforts pour rendre acceptable l’actuelle ruée minière. Les grandes entreprises ne peuvent pas poursuivre leur développement et continuer d’accumuler des profits sans un accès garanti aux métaux; c’est l’une de leurs principales vulnérabilités aujourd’hui. Les luttes contre les projets miniers sont donc un point d’ancrage incontournable pour construire un rapport de force en faveur de la décroissance.
Intégrer le coût exorbitant de l’extraction dans les projets de société pour lesquels on lutte, c’est aussi l’occasion de construire un nouvel internationalisme à partir de l’écologie décoloniale: lutter dans les pays les plus riches et les métropoles contre les projets qui rendent nécessaire la ruée minière, pour soutenir les mouvements outremer qui font face aux projets miniers et donc à la destruction de leurs ressources. Par exemple, l’association Génération lumière, en France, créée par des réfugiés de République démocratique du Congo, vient d’organiser une marche contre l’extractivisme pour protester contre la politique européenne d’approvisionnement en métaux. Elle met ainsi en relation la surconsommation de métaux en Europe avec la poursuite du génocide dans la région des Grands lacs, causé par les rivalités pour accéder aux gisements de cobalt, de coltan, d’étain, de cuivre.
Notes
* Paru dans Moins! Journal romand d’écologie politique, nº 72, septembre-octobre 2024.