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Pépites au Pérou, lingots au Tessin

«Alors que nous étions confinés dans nos habitations en pensant que le monde était à l’arrêt, l’or continuait d’arriver à l’aéroport de Zurich et les raffineries helvétiques produisaient des lingots.» Spécialiste des Andes péruviennes, l’anthropologue tessinois Geremia Cometti témoigne du rôle de la Suisse dans le secteur péruvien des matières premières.
Pépites au Pérou, lingots au Tessin
Communauté de Hatun Q'ero dans les villages d’Irwaconca. Cometti
Matières premières

La région de Cuzco, au cœur des Andes péruviennes, dans laquelle je mène des recherches anthropologiques depuis dix ans, est riche en matières premières telles que l’or, l’argent et le cuivre. Les opérations du secteur minier déstabilisent fortement l’équilibre des populations et des écosystèmes locaux. Le Ministère péruvien de l’énergie et des mines n’hésite en effet pas à octroyer des concessions pour l’exploitation du sous-sol à des entreprises privées étrangères et nationales. De nombreuses entreprises tentent de convaincre les membres des communautés locales de leur utilité en leur promettant l’accès à l’électricité, des routes et des emplois. Certains acceptent, d’autres non. Des conflits se créent au sein même des communautés. Les entreprises privées en profitent pour s’installer à tout prix. Légalement ou illégalement.

Quel est le rôle des multinationales basées en Suisse dans tout cela? En tant que citoyen suisse, la question interpelle. Pour pouvoir y répondre, il faut séparer la réponse en deux parties: en s’intéressant, d’une part, aux multinationales qui opèrent directement au Pérou et, d’autre part, à celles qui reçoivent le produit brut et le raffinent en Suisse.

Dans le premier cas, on retrouve principalement la multinationale Glencore, propriétaire de la mine de cuivre Tintaya-Antapaccay, qui se trouve dans la province d’Espinar, à 200 kilomètres de la ville de Cuzco. Les populations vivant à proximité de cette mine à ciel ouvert sont exposées à plusieurs métaux lourds. Des résultats de tests médicaux tirés d’un rapport gouvernemental ont révélé la présence dans leur corps de substances toxiques, notamment du plomb, de l’arsenic, du mercure et du cadmium. Pour cette raison, de nombreux habitants ont commencé à manifester leur mécontentement contre Glencore. En 2012, des policiers ont tué trois personnes et les autorités ont arrêté le maire de la commune qui s’opposait à la mine. Au cours de ces dernières années, diverses ONG ont signalé d’autres violations des droits humains commises par le personnel de sécurité privée de Glencore à l’encontre des communautés locales.

Un discours similaire doit également être avancé pour les entreprises suisses qui n’opèrent pas directement au Pérou, mais qui raffinent la matière première, en particulier l’or, sur le sol helvétique. Rappelons que 70% de l’or mondial est raffiné en Suisse, notamment dans des raffineries tessinoises. Le Pérou produit ainsi environ 160 tonnes d’or par an dont 80% est raffiné en Suisse. C’est le cas, par exemple, de l’or extrait à Yanacocha, la plus grande mine d’or à ciel ouvert d’Amérique du Sud, située dans la région de Cajamarca.

Ces dernières années, la mine de Yanacocha a été le théâtre de violences continues, perpétrées par les forces de l’ordre contre les populations locales qui s’opposent à la mine. L’ONG Amnesty International a souligné que la responsabilité de la Suisse n’est pas directe, dans la mesure où la mine de Yanacocha n’appartenait pas à une multinationale suisse. Toutefois, la majorité de l’or extrait de cette mine arrive directement à la raffinerie Valcambi de Balerna, au Tessin. L’entreprise tessinoise a toujours décliné toute responsabilité face aux violations des droits humains et à la pollution causée par cette mine au Pérou. Cela dit, un récent rapport de l’ONG Swissaid a montré que des entreprises comme Valcambi ou la Argor-Heraeus de Mendrisio ne font toujours pas suffisamment d’efforts sur la traçabilité de l’or pour répondre aux normes internationales minimales de protection des droits humains.

En avril, les raffineries tessinoises avait doublé leur production grâce à des dérogations

Le 15 mars 2020, j’étais à Cuzco lorsque le président péruvien Martín Vizcarra – destitué par le parlement il y a quelques semaines1 – décrétait l’état d’urgence nationale pour tenter d’endiguer la propagation de la pandémie de Covid-19. Les seuls endroits autorisés à rester ouverts étaient les magasins d’alimentation et les pharmacies. Mais à la surprise générale, le gouvernement annonça le 17 mars qu’il accordait également une exemption de fermeture au secteur des matières premières. L’ensemble du secteur minier pu ainsi continuer à fonctionner, malgré la pandémie en cours. Cette dérogation, intervenue un jour à peine après le confinement national, en dit long sur le poids et l’influence des lobbies de l’industrie minière sur le gouvernement de Lima.

En avril, après être parvenu à rentrer en Suisse, je réalisai en discutant avec quelques amis tessinois qu’après une fermeture temporaire due à la pandémie, les raffineries d’or tessinoises avaient repris leurs activités à plein régime grâce à des dérogations, allant jusqu’à doubler leur temps de travail de production. Alors que nous étions tous confinés dans nos habitations, en pensant que le monde entier était bloqué, l’or n’arrêtait pas d’arriver à l’aéroport de Zurich et les raffineries helvétiques continuaient à produire des lingots.

Mes recherches anthropologiques dans les Andes péruviennes montrent que les protestations des populations andines contre les projets d’extraction de matières premières ne sont pas la simple expression du refus d’une exploitation de leurs ressources, mais plutôt une réaction contre la mise en danger d’un élément non humain, qu’il s’agisse d’une montagne, d’un lac ou d’une rivière.

Tous ces éléments sont conçus comme les membres d’un collectif composé à la fois d’êtres humains et d’êtres non humains. En d’autres termes, pour ces sociétés, il ne s’agit pas seulement d’un conflit de nature économique ou politique. L’enjeu est bien plus fondamental. La façon de concevoir la nature et de s’entretenir avec l’environnement diffère complètement de la nôtre, qui est très anthropocentrique.

Considérer ces entités non humaines comme des «milieux de vie», jouissant de droits réels dans lesquels les droits des êtres humains seraient subordonnés à ces lieux de vie, peut conduire à une évolution juridique innovante pour faire face aux crises écologiques que traversent nos sociétés contemporaines. Cette proposition n’est pas utopique. En 2017, le parlement néozélandais a ainsi déjà reconnu la personnalité juridique de la rivière Whanganui, après une lutte menée par les communautés maories, pendant plus d’un siècle. Des reconnaissances juridiques de ce type ont également eu lieu ces dernières années en Inde et en Colombie.

L’initiative est essentielle pour montrer la voie

L’initiative suisse «pour des multinationales responsables» ne va pas, bien évidemment, aussi loin que les exemples néozélandais, indien ou colombien. Elle est cependant essentielle pour montrer la voie vers un nouveau modèle de durabilité dans le respect des droits de l’homme et de l’environnement. L’initiative affectera uniquement les multinationales qui ne respectent pas ces droits fondamentaux. Elle n’aura pas d’effet sur les «80 000 petites et moyennes entreprises suisses», comme certaines études biaisées veulent nous le faire croire. N’oublions pas que la Suisse est le pays hôte du Comité international de la Croix-Rouge et qu’elle est également dépositaire des Conventions de Genève. Une telle initiative s’inscrit parfaitement dans l’image que la Suisse souhaite faire rayonner à l’international. Enfin, cette initiative n’est ni unique, ni innovante, puisque la France, le Royaume-Uni ou le Canada ont d’ores et déjà introduit dans leurs systèmes juridiques des lois similaires.

Je souris amèrement quand certain-e-s politicien-ne-s – je pense notamment à la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, à la conseillère nationale vaudoise Isabelle Chevalley ou aux conseillers nationaux tessinois Marco Romano et Fabio Regazzi – parlent d’une initiative «néocoloniale», du fait qu’un tribunal suisse remplacerait un tribunal local. Une loi ou une action peut être qualifiée de «néocoloniale» lorsqu’elle impose son influence sur la vie économique et politique d’un pays dans le but de le soumettre à un nouveau type d’exploitation. Je pourrais leur concéder à la limite le terme de «paternaliste», dans le sens où cette loi voudrait en partie combler certaines lacunes, principalement dues à la corruption dans des pays comme le Pérou.

En revanche, le but de l’initiative est précisément de punir les multinationales suisses qui profitent de cette corruption pour soumettre ces pays à leur exploitation. C’est cette exploitation-là, et le type de néocolonialisme dont elle relève, que veut combattre l’initiative. L’emploi de ces termes par des politiques devrait se faire avec le plus grand sérieux, et leur utilisation, voire leur instrumentalisation par des conseillers fédéraux et nationaux, est inacceptable dans ce contexte. G.C.

* Maître de conférences et directeur de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Strasbourg.

Le 10 novembre, à cinq mois des élections présidentielles péruviennes d’avril 2021, le Parlement a voté la destitution «pour incapacité morale» du président de la République, Martin Vizcarra, accusé d’avoir reçu des pots-de-vin présumés en tant que gouverneur en 2014.

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