Critiquer la rectrice serait-il misogyne?
Depuis son entrée en poste à la tête de l’Unige, Audrey Leuba a pris des décisions hautement critiquables. Sa réponse catastrophique en mai dernier au mouvement étudiant massif en soutien au peuple palestinien n’était que le début d’une série de décisions strictes qui ont repris à la rentrée (sourde oreille aux revendications étudiantes, censure de l’agenda de la CUAE, menace de suspension du syndicat étudiant, mise en place de contrôles à l’entrée d’Uni-Mail avant une AG étudiante pour la Palestine…)1>Nos éditions des 17, 18 et 20 septembre 2024.
La presse a par ailleurs révélé le lien professionnel du mari de la rectrice avec Israël. Ce dernier est gérant de quatre succursales suisses de Pratt & Whitney (où la rectrice a également été conseil), une entreprise qui construit des moteurs d’avion et en fournit à l’armée israélienne. En septembre, la rectrice a été interrogée à ce sujet par Le Courrier et, en tant qu’Association des étudiant·e·x·s en études genre de l’Unige, sa réponse nous a frappé·es: «Je regrette de voir dans cette attaque une dimension genrée, puisqu’elle sous-entend qu’on serait en tant que femme sous l’influence de son mari.» Dans Le Temps du 16 septembre 2024, elle tient un discours similaire: «[…] le fait d’être une femme suscite plus d’exigences. Et il y a ce soupçon, sous-jacent et très genré, selon lequel une dirigeante serait sous influence», avant d’expliquer que les questions de genre lui sont chères et qu’elle a d’ailleurs fait une thèse sur l’égalité.
En faisant appel à une rhétorique féministe, Mme Leuba accuse implicitement ses détracteur·ices de sexisme. Critiquer la rectrice et mettre en lumière les activités professionnelles de son mari serait-il misogyne?
Si Audrey Leuba cristallise les critiques, c’est à la fois en raison de son statut au sein de l’université et à cause de ses décisions propres. Il serait naïf de penser que les agissements de la rectrice sont le fruit uniquement de son propre chef. Le rectorat doit constamment composer avec des contraintes financières et des attentes politiques, car l’université dépend de l’argent public et ne peut pas totalement s’extraire de ce système politique plus large.
Toutefois, bien que ses décisions aient été en partie encouragées par le contexte politique et médiatique, Mme Leuba n’en reste pas moins responsable. Elle jouit d’une marge de manœuvre qu’elle a utilisée pour assurer le maintien des collaborations avec les universités israéliennes et pour réprimer sévèrement le mouvement étudiant, exerçant ainsi son pouvoir de manière bien plus autoritaire que son prédécesseur.
Ce n’est donc pas son individualité et encore moins son genre qui sont attaqués (comme elle le sous-entend) mais bien son rôle de rectrice.
De plus, révéler le travail de son mari, c’est mettre en lumière un conflit d’intérêt en montrant que la rectrice n’est pas déconnectée de la situation en Palestine. Cela ne présuppose pas que Mme Leuba dépend en tant que femme des revenus de son mari (ce qui est difficile à imaginer au vu de son salaire à l’Unige, de 300’000 francs par année2>Cf. le Rapport sur les rémunérations 2023 des membres des directions générales des établissements publics du canton de Genève, p. 5). Ce conflit d’intérêt n’est qu’un élément de plus qui met en doute la «neutralité» dont l’université tente de se pourvoir, alors que sa rectrice décide de ne pas discuter publiquement de ses intérêts propres, et encore moins de les trahir.
A la place, elle instrumentalise des arguments féministes pour tenter de se placer en victime. Les déclarations d’Audrey Leuba sont un exemple de ce que Françoise Vergès appelle la «fausse innocence du féminisme blanc». Ce féminisme défend les intérêts des femmes occidentales et est historiquement complice du maintien des structures coloniales. En utilisant une rhétorique féministe, Mme Leuba met au centre le facteur du genre, ce qui permet d’invisibiliser les dominations auxquelles sa classe participe.
Le féminisme suggéré par Audrey Leuba est bourgeois et libéral et permet de défendre ses intérêts de classe, indissociables des intérêts impérialistes. Attirer l’attention sur son genre permet également à Mme Leuba de recadrer le débat à son avantage et de camoufler la pente autoritaire et antisociale que le rectorat emprunte. A l’heure où les collaborations [israéliennes] de l’Unige sont de moins en moins justifiables, il paraît plus facile pour la rectrice de dénoncer le pseudo-«caractère genré» des critiques à son égard, plutôt que de faire preuve de recul sur sa responsabilité dans la banalisation du régime israélien et de s’engager dans une remise en question profonde du rôle historique de l’université dans les oppressions bourgeoises et impérialistes.
Notes
* Association des étudiant·e·x·s en études genre de l’université de Genève.