Chroniques

Un je-nous à terre

Chroniques aventines

Tout un pan de la sociologie française contemporaine a acté la régression des institutions et les progrès parallèles de l’individualisation. Une partie de cette littérature va jusqu’à se réjouir de ces évolutions: de fait, pour certains auteurs, l’individualisation serait le support véritable de l’émancipation – cette dernière se traduisant, ici, par une quête d’authenticité, d’autonomie, par la réalisation de soi. Par un je porté aux nues, en somme.

Il est incontestable que le nous ouvrier a connu un délitement progressif depuis les années 1970; un délitement qui a tenu notamment à la diversité sociale accrue des cités nouvelles, à la possibilité pour nombre de ménages d’accéder à la propriété privée et au prolongement de la scolarité; cet allongement n’a en effet pas été sans répercussions dissolvantes, par la compétition qu’entretient l’école, par les classements qu’elle opère et par sa dispensation d’une culture «légitime» contribuant à l’auto-disqualification des classes populaires.

Bien entendu, le déclin de ce nous d’«en bas» tient surtout aux bouleversements intervenus dans l’économie et dans le monde du travail: signalons, ainsi, le développement du secteur des services, la désindustrialisation, la dissémination des unités de production et, complémentairement, l’approfondissement de la logique de sous-traitance pour ébrécher les «forteresses ouvrières». Sur le plan managérial, la déstandardisation des tâches, leur flexibilisation, la démultiplication des statuts, la gestion individualisée des travailleuses et des travailleurs ont largement fragilisé les collectifs syndicaux. La montée du chômage et de l’auto-entrepreneuriat a accusé encore cette évolution.

Comme la classe ouvrière s’est longtemps politiquement identifiée au Parti communiste, le nous populaire a été également ébranlé par l’effondrement de plusieurs Etats socialistes. Le messianisme rattaché au monde ouvrier a alors subi une considérable dévaluation dispersant toute une militance autrefois cohésive en je déboussolés, désarmés face à l’exploitation et à l’aliénation capitalistes.

Aussi ce «peuple» autrefois fier, cabré ne formerait-il plus aujourd’hui qu’un agrégat de catégories socio-professionnelles, disparates, dépourvues de conscience sociale et orphelines de tout projet alternatif. «N’importe!» nous font accroire d’aucuns, «puisque ces je désolés sont promis à l’autonomie, au libre arbitre, à la possibilité de se gouverner soi-même»…

Mais peut-on sérieusement se libérer seul·e? L’avenir autonome des je ouvriers et employés tient-il effectivement dans quelques items des manuels de «développement personnel» qui saturent les étagères des libraires? Dans quelques séances de yoga généreusement offertes par d’«attentionnés» employeurs? Ou la condition de cette libération tient-elle plutôt dans un nous restauré?

Remémorons-nous l’avertissement du sociologue et philosophe Robert Castel: «Le paradoxe c’est qu’une décollectivisation ou une réindividualisation (peut) avoir des conséquences destructrices pour l’individu»…

Il convient, donc, que ce nous épars se relève, que ces individus concrets et séparés se constituent en sujet·s ou se reconnaissent tel·s. Sur quel fondement? Comme le remarque le sociologue Henri Eckert – l’un des contributeurs de l’essai Le je, l’entre-soi, le nous dans les classes populaires paru en 2023 aux éditions du Croquant (ouvrage qui inspire cette chronique), les groupes sociaux ne sont pas nécessairement des entités produites en et par elles-mêmes; «(ils) ne font qu’un avec les rapports sociaux par lesquels ils sont institués»; or, dans notre formation sociale capitaliste, un fait discrimine assez communément ces trajectoires biographiques que l’on juge désormais un peu rapidement incomparables et, partant, inconciliables: il y a, d’un côté, les détenteurs des grands moyens de production et d’échange (matériels et symboliques), de la propriété capitaliste – pour le dire autrement – et, de l’autre, celles et ceux qui en sont dépourvu·es.

Outre une description encore fructueuse des mécanismes à l’œuvre dans la production de nos vies, force est de reconnaître que le marxisme nous propose un vocabulaire opérant. Aussi, plus que l’addition statistique de catégories socio-professionnelles ou la convocation d’un peuple ethnique, national, l’«archaïque» notion de «prolétariat» rendrait-elle plus évidente la condition subalterne partagée par les ouvriers et les employées (le féminin s’impose aujourd’hui) – laquelle se trouve caractérisée par une privation de reconnaissance, une distance à la culture prévalente et des inégalités devant la retraite, la santé, entre autres spécifications.

On n’est jamais libre seul, écrivions-nous plus haut. Nos existences concrètes sont profondément déterminées par la possibilité de jouir plus ou moins d’une propriété sociale (assurance-chômage, maladie, vieillesse, logement social et services publics divers). Loin d’être antinomique de l’individualisation, l’affiliation à un collectif –désirant, combattif – semble une condition nécessaire à l’existence d’un individu «positif» (Castel), c’est-à-dire doté de «supports» lui permettant la maîtrise de son avenir.

Vivre le je-nous à terre ou réarticuler ce couple pronominal, se redresser, s’organiser collectivement, aiguiser sa conscience de classe: telle semble être l’alternative véritable.

*Historien et théoricien de l’action culturelle
mathieu.menghini@sunrise.ch

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