Chroniques

Au milieu de tout ceci

À livre ouvert

Il faut lire Philippe Descola, «figure majeure de l’anthropologie, professeur au Collège de France de 2000 à 2019, titulaire de la médaille d’or du CNRS et de plusieurs distinctions scientifiques et universitaires». Oui, il faut le lire et cela pour différentes raisons. Mais que veut dire «lire» et de quelles raisons parle-t-on ici?

Lire c’est d’abord et fondamentalement donner sans compter, à la fois de son temps et de sa personne. En ce sens, c’est ne pas transiger, surtout pas, et porter toute son attention aux lignes lues. C’est reconnaître que celles-ci contiennent plus qu’il n’y paraît. C’est assumer qu’elles nous obligent et, nous obligeant, qu’il n’est d’autre choix que de s’y plonger et de s’y livrer tout entier ou tout entière afin de ne point s’arrêter à leur surface. Cela veut également dire s’engager à ne pas faire mentir la lecture elle-même. Celle-ci peut, c’est certain, suivre différents cours. Elle peut mettre à mal nos vues et nos idées, les faire dévier de leurs courses respectives. Elle peut également leur ouvrir un horizon tout à fait nouveau. Elle peut enfin nous conforter dans ce que nous pensons, soit en adhérant directement au propos de l’auteur, soit en nous montrant critique ou sinon perplexe mais, quoi qu’il en soit, cela toujours de bout en bout. Peut-être même peut-elle tout ça à la fois?

Donc il faut lire Philippe Descola. Mais de quelles raisons parle-t-on vraiment ici? Pour le savoir il vaut la peine de se plonger dans l’ouvrage de Patrick Dupouey1>Patrick Dupouey, Pour ne pas en finir avec la nature: questions d’un philosophe à l’anthropologue Philippe Descola, Agone, 2024.. Notons tout d’abord que Pour ne pas en finir avec la nature est le livre d’un lecteur de haut vol, prêt à en découdre et à poser des questions qu’il considère comme légitimes, peu importe la stature de l’adversaire. Son ambition? Nullement critiquer le contenu scientifique de l’œuvre mais bien discuter certaines de ses thèses philosophiques, en particulier celle de la dite «obsolescence» du concept de nature.

Depuis la parution en 2005 de Par-delà nature et culture, l’idée voulant que la «notion [de nature] a fait son temps [et qu’]il faut maintenant penser sans elle» a si largement essaimé que souvent elle est prise pour argent comptant. Au point qu’on ne puisse plus s’émouvoir d’apprendre que, oui, «la nature ça n’existe pas».

Face à cette «évidence» le lecteur qu’est Dupouey demeure fort heureusement perplexe: «Une idée d’emploi aussi universel que celle de nature, un terme que mobilise tant de débats et de combats dans des domaines si divers – technique, éthique, esthétique, politique, écologique et autres – seraient-ils devenus non seulement obsolètes mais nuisibles à une juste compréhension de nos problèmes et à une saine évaluation de leurs enjeux?».

Dupouey sait que non. En premier lieu car penser sans l’idée de nature est pour nous chose très difficile. «Descola lui-même le peut-il?» Pas sûr. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à relire sa Leçon inaugurale du Collège de France du 29 mars 2001 au cours de laquelle il affirme que «l’anthropologie n’a cessé de se confronter au problème des rapports de continuité et de discontinuité entre la nature et la culture». Si la difficulté d’esquiver le terme de «nature» est si patente, alors oui «le besoin d’y recourir en permanence pourrait bien être un indice de [sa] pertinence».

Tel est l’esprit de ce livre, composé de dix chapitres pour autant de questions que le philosophe-lecteur pose à l’anthropologue. J’en conseille la lecture à toute personne ayant été nourrie par ses écrits. Elle produira assurément ses effets, permettra de prendre position et ne manquera de mettre en perspective les innombrables débats sur le sujet, comme celui par exemple portant sur l’abandon de l’opposition «nature/culture». Drôle d’idée quand même, comme si laisser derrière soi telle opposition valait mieux que de s’y confronter!

Quant à Monsieur Palomar, le personnage d’Italo Calvino, il déjà choisi. La nature existe, en lui et hors de lui: «en lui demeure un point où tout existe d’une autre façon, comme un nœud, un grumeau, un engorgement: la sensation que l’on est là mais qu’on pourrait ne pas y être, dans un monde qui pourrait ne pas être mais qui est là. […] ‘Ceci est mon habitat – pense Palomar, qu’il n’est question ni d’accepter ni d’exclure, car je ne peux exister qu’au milieu de tout ceci.’»2>Italo Calvino, Monsieur Palomar, Gallimard, 2019.

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lundi 8 janvier 2018

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