Certains de nos communs agricoles ont traversé le temps et survécu à la privatisation foncière. Un exemple de cet héritage se retrouve sous la forme de ce que nous nommons aujourd’hui les pâturages boisés communaux. Yvan Droz, un des rares anthropologues ruraux de Suisse, nous éclaire sur leur histoire, leurs caractéristiques et leurs conditions d’existence au sein du paysage agricole contemporain, en s’appuyant sur l’exemple du Communal de La Sagne, un exemple d’allmend près de La Chaux-de-Fonds.
Que sont les pâturages boisés en Suisse et quelle est leur histoire?
Yvan Droz: Les pâturages boisés sont des espaces dont les usages sont à la fois forestiers et agricoles, sans qu’on puisse y cultiver. Plus concrètement, il s’agit de zones aux pourcentages variables de couverture forestière (appelée taux de boisement), dans lesquelles un travail d’entretien et de défrichage est activement mené. L’entretien de ces espaces partiellement boisés se fait au travers de diverses activités, que ce soit sous la forme de pâturages à vaches, chevaux et petits ruminants, ou par la pratique du bûcheronnage pour le bois de chauffe. D’un point de vue écologique, ces milieux sont des systèmes complets et abritent des niches de biodiversité. Ils occupent des rôles importants dans la régulation hydrique et les risques de sècheresse, mais aussi d’érosion.
En Suisse, une bonne partie des pâturages d’altitude sont en fait des pâturages boisés, offrant au regard les paysages sylvo-pastoraux emblématiques de régions suisses comme les crêtes du Jura. Ces alpages appartenaient historiquement à des communes et ont donc été gérés de manière communale jusqu’au XXe siècle. A cette époque, l’importance de ces espaces était reconnue, non pour en préserver la biodiversité, mais pour la survie des habitant·es.
Aujourd’hui, certains pâturages sont toujours communaux, mais beaucoup ont été privatisés au fil du XXe siècle; vendus à des syndicats d’éleveurs ou à des privés. On assiste encore aujourd’hui à un phénomène de vente progressive des terres communales, en raison d’une population toujours plus faible d’agriculteurs et d’agricultrices. Ce déclin des actif·ves dans l’agriculture justifie de moins en moins la conservation de ces terres agricoles communales dont la vente représente une somme importante pour les communes.
Parmi les pâturages boisés demeurés communaux, prenons l’exemple de celui qui jouxte ma maison: le Communal de La Sagne, c’est-à-dire le pâturage commun de la commune de La Sagne, près de La Chaux-de-Fonds, qui mesure 25 km2. Ce commun, littéralement cet allmend, représente un lieu important pour ses usager·ères agricoles et citoyen·nes sagnard·es. D’un côté, il y a son histoire remontant au XIVe siècle, qui en fait un symbole de liberté et d’indépendance à la suite de sa donation à la commune par la seigneurie de Valangin. Plus qu’une ressource économique, il fait ainsi partie de l’identité jurassienne et des Sagnard·es. On le ressent dans les discours des paysan·nes de la commune, mais aussi de ses habitant·es, de ses cyclistes, des observateur·rices de la faune, et des randonneur·euses d’hiver comme d’été1>Rapport du programme Interreg – Action 4 (2008). Appréciation des valeurs emblématique, identitaire et patrimoniale du pâturage boisé. Réalisation d’un recueil des initiatives ayant pour cadre des territoires en nature de pré-bois.. C’est un lieu de rassemblement paisible le dimanche, empreint de la tradition ouvrière des «torées»2>Feu dans un rond de pierre. La coutume est d’y cuire des saucissons neuchâtelois vêtus de feuilles de gentiane et de pommes de terre dans les braises. où on faisait siestes, concerts et fêtes diurnes. Le Communal a une histoire assez paisible et n’est généralement pas le lieu de conflits, mais plutôt de convivialité, de liberté et de traditions. Aujourd’hui, ce serait un suicide politique que de soulever l’idée de vendre ou privatiser le Communal de La Sagne, personne ne s’y risquerait.
Comment la gestion de ces pâturages communaux s’apparente-t-elle à une gestion de communs?
Juridiquement, le statut de ces pâturages boisés est révélateur de la particularité de leur usage en Suisse. Ils tombent en effet sous la Loi sur les forêts, une loi de 1902 assurant le maintien de leur surface à terme ainsi qu’un accès libre et octroyant des droits d’usage qui permettent de concilier une diversité de fonctions. Les pâturages boisés existent dans une diversité de régions européennes ou voisines à la Suisse, mais leurs statuts varient.
Permettre une forme de redistribution des richesses
En France, ils s’inscrivent par exemple en tant que propriété agricole, au même titre que des champs en propriété privée dont les propriétaires ont le droit d’exclure l’accès. La reconnaissance juridique suisse des pâturages boisés en tant que forêt apporte un ensemble d’implications d’usage concrètes. Toute la population bénéficie du droit de ramasser champignons et baies. On peut y allumer un feu, y ramasser le bois mort et également y planter sa tente, sous réserve d’une autorisation communale. L’accès des voitures est régulé par la commune et organisé dans des espaces clairement définis.
Du côté de son usage agricole, la gestion communale permet à tous les agriculteurs et agricultrices de la commune d’acheter des «encranes»3>Aussi appelés «droit de pacage»., correspondant au droit d’y mettre à paître une tête de bétail pour la saison. La contrepartie est pécuniaire, mais aussi de l’ordre de travaux d’entretien sur les pâturages boisés. Nombre de paysan·nes ont par ailleurs une activité d’exploitation de bois parallèle. Le Communal de La Sagne emploie un·e gardien·ne à mi-temps pour maintenir le communal et garder un œil sur les éventuelles blessures ou les vêlages. Loin d’un usage de libre-service, il s’agit donc avant tout d’un système avec des règles établies servant à maintenir les usages à disposition de la communauté. L’intérêt de ces espaces de pâturages boisés en tant que communs apparaît en ce qu’ils ont permis et continuent de permettre une forme de redistribution des richesses. Toutes les personnes détentrices d’encranes ont le droit d’y mettre leurs bêtes, indépendamment de la taille de leur cheptel ou de leur surface de terres agricoles, en propriété ou en fermage. Ces pâturages ont historiquement agi comme des zones tampons permettant à des gens pauvres, propriétaires de peu de terres, de ne pas s’appauvrir davantage en achetant du fourrage, et de maintenir leur niveau de vie.
Comment ces pâturages boisés communaux cohabitent-ils avec la politique agricole contemporaine?
Le droit de propriété privé est relativement récent et apparaît sans doute avec l’agriculture. Il est maintenant généralisé à large échelle mais c’est un système très particulier, qui n’est de loin pas adapté à tous les types de ressources. Des convergences s’observent dans les manières de gérer les ressources d’altitude de par le monde, même si ces systèmes présentent des variations en raison des différences socioculturelles, topographiques, pédologiques [liées aux constituants du sol] et climatiques de leurs milieux propres. Les sociétés de montagnes illustrent la nécessité de maintenir un système circulaire entre les différentes niches écologiques, garantissant une redistribution de certaines ressources et leur usage partagé et durable, grâce à un ensemble de règles. Cette convergence de modèles est dépeinte par des anthropologues du monde entier. En particulier, l’anthropologue John Murra4>John Murra, «El control vertical de un máximo de pisos ecológicos en las sociedades andinas», in Formaciones económicas y políticas del mundo andino, édité par John Murra, Lima: Instituto de Estudios Peruanos, 1972, pp. 59-115. a développé la théorie d’«archipel vertical» des zones écologiques sur la base de sa perception des communautés indigènes des Andes, reliant des écozones de différentes altitudes aux modèles économiques agricoles d’accès et de distribution des ressources des populations locales.
Maintenir un système écologique circulaire
Les pâturages boisés communaux offrent une illustration d’un système de gestion de ressources d’altitude durable. Ils s’intègrent bien dans le paysage agricole suisse, y compris avec les zones de productions intensives5>Parlant ici d’une agriculture intensive relativement à l’agriculture suisse., car ils n’entrent pas en concurrence foncière avec les grandes cultures. Leur utilisation est déterminée par les conditions saisonnières et limitée par la présence de neige en hiver. Contrairement aux zones de haute montagne, où les gens habitaient dans la vallée et montaient dans les alpages enherbés en été, le Jura, plus bas, ne présente que peu de pâturages d’altitude sans arbres, à l’exception du Chasseral et des crêtes du Jura. La couverture forestière de ces espaces influence aussi les activités agricoles puisqu’il est impossible de les labourer ou faucher en raison de la densité d’arbres, de cailloux et de ronces. Le seul usage agricole possible est celui d’un pâturage extensif entre avril et octobre. C’est à cette condition de non-substituabilité que ces espaces communaux se maintiennent, en marge de la politique d’agrandissement structurelle et de compétitivité foncière soutenue par l’Office fédéral de l’agriculture.
Quels seraient d’autres potentiels au sein des espaces agricoles suisses pour une gestion de ressources agricoles en tant que communs?
Il est difficile de répondre à cette question. Si les exemples de pâturages communaux, boisés ou non, ne manquent pas en Suisse, je n’en connais aucun qui soit «né» à l’époque contemporaine, c’est-à-dire qui ne soit pas le résultat d’une histoire longue de plusieurs siècles. Il semble exister la possibilité de conserver des espaces de gestion communale de ressources agricoles au travers du temps, mais nous ne disposons pas de signes encourageants que de tels espaces de gestion communale de ressources agricoles puissent s’initier à plus large échelle. Ces dernières années, je sens néanmoins les premiers signes d’un ralentissement de la tendance structurelle de disparition et d’agrandissement des fermes en Suisse. Les pressions climatiques et hydriques auxquelles l’agriculture doit faire face soulignent la nécessité grandissante de faire exister des modes de gestion de ressources garantissant leur redistribution et la soutenabilité de par leurs usages partagés.
Notes