Dans les années 1990, la politique des drogues en Suisse a connu un tournant novateur avec l’introduction du modèle dit des quatre piliers – prévention, thérapie, réduction des risques et répression – sous la conduite de Ruth Dreifuss, alors conseillère fédérale chargée de la Santé.
S’entretenant avec Pages de Gauche, cette dernière explique comment la nouvelle approche a notamment permis de réduire les dommages sanitaires et sociaux liés à la consommation de drogues. Souvent pris pour exemple, le «modèle suisse» connaît toutefois des limites que Ruth Dreifuss évoque également. Favorable à une dépénalisation de l’usage des drogues, l’ancienne conseillère fédérale estime qu’il s’agit maintenant d’«avancer prudemment dans la voie de la réglementation». (réd.)
Dans quel contexte historique vous êtes-vous engagée dans la réforme de la politique des drogues en Suisse et pour quelles raisons?
Ruth Dreifuss: Vivant à Berne dans les années 1980 et début 1990, j’ai participé activement à la recherche de réponses à apporter aux problèmes posés par la conjonction de deux graves crises de santé publique, l’épidémie de sida et les risques encourus par les personnes qui s’injectaient de l’héroïne. La haute prévalence du VIH [virus de l’immunodéficience humaine] parmi ces dernières et le nombre élevé d’overdoses, leur stigmatisation et marginalisation sociale rendaient un changement d’approche urgent du point de vue sanitaire. L’expérience bernoise m’a été très utile lorsque, conseillère fédérale, j’ai été responsable de la politique en matière de drogues. Elle m’a convaincue de la nécessité de soutenir les initiatives de celles et ceux qui s’engageaient au plus près des consommateurs et des consommatrices et des autorités communales.
Quels ont été les principaux obstacles et résistances que vous avez rencontrés face à l’introduction du principe des quatre piliers dans la législation?
La situation en ville de Berne n’avait rien d’exceptionnel. Zurich et nombre de villes plus petites étaient également confrontées au double défi sanitaire et social de la drogue et du sida. L’évidence de l’échec des interdits et le caractère illusoire d’une société sans drogues se sont peu à peu imposés aux autorités et à l’opinion publique. L’appel des familles et des riverain·es des scènes de deal et de consommation, les initiatives privées médicales et sociales prises sur le terrain ont amené les autorités à agir. Il a fallu lever des obstacles légaux pour passer à une décriminalisation de fait de la consommation et de la possession de drogue; il a fallu expliquer que la gravité de la situation nécessitait une période d’expérimentation afin de tester de nouvelles réponses, réponses souvent contre-intuitives; il a fallu amener des professionnel·les dont les missions étaient différentes à collaborer ou, pour le moins, à ne pas gêner les actions des un·es et des autres. Pour contrer la stigmatisation des consommateurs et consommatrices de drogues, il était nécessaire que des personnalités politiques aillent à leur rencontre et témoignent de la valeur de leur vie et de leur capacité à assumer des responsabilités pour eux-mêmes et pour leur environnement.
Comment avez-vous réussi à convaincre vos collègues du Conseil fédéral et du Parlement de la nécessité de cette nouvelle approche?
Incertaine de ce qui allait s’avérer positif, la Suisse a essayé divers projets, de ceux que les gens du terrain souhaitaient mettre en œuvre: drop-in, lieux de consommation supervisée, traitements de substitution à bas seuil, traitements basés sur la prescription d’héroïne, etc. La Confédération a veillé à la transparence de ces essais pilotes, à leur échange d’expériences et au financement d’évaluations scientifiques. Par ailleurs, le Département de l’intérieur a organisé une structure tripartite, qui a contribué à surmonter les conflits entre les cantons et les villes.
Un débat éclairé a ainsi pu se déployer à l’échelle du pays, des campagnes de votations ont fait de la population suisse celle qui avait la meilleure connaissance du problème des drogues. Finalement, nous n’avons entrepris la réforme de la Loi sur les stupéfiants, soit l’ancrage légal de la politique des quatre piliers, qu’après une décennie d’expérimentations.
Quels ont été les effets positifs du tournant que vous avez initié dans l’approche des drogues?
Même si je me suis effectivement impliquée très personnellement dans cette réforme au long cours, j’aimerais rappeler que mon prédécesseur Flavio Cotti avait posé quelques premiers jalons. Les effets sur la santé publique ont été importants: la prévalence du VIH est aujourd’hui la même parmi les personnes qui s’injectent des drogues qu’au sein de la population dans son ensemble, le nombre d’overdoses a drastiquement baissé, l’accès à des traitements dont l’efficacité est avérée a été largement amélioré. La différence entre consommation contrôlée et à bas risque d’une part, et d’autre part consommation problématique et dépendance est mieux comprise et permet une réflexion sur une future règlementation des marchés.
Quelles sont les limites et les lacunes de la politique des drogues actuelle en Suisse? Quels sont les défis et les opportunités pour l’avenir?
Je partage l’avis du GREA [Groupement romand d’études des addictions] qu’il manque encore un cinquième pilier, celui de l’offre de logement et de travail. La situation des consommateurs et consommatrices de crack montre quelles conséquences une drogue peut avoir sur la santé lorsqu’elle amène à les priver de nourriture, de boisson et de sommeil. Les solutions que nous avons trouvées pour une substance telle que l’héroïne n’ont pas le même effet pour des stimulants, drogues qui dominent actuellement la consommation. Un progrès permet généralement d’ouvrir les yeux sur de nouveaux problèmes… et sur la nécessité d’y faire face avec de nouvelles solutions.
Quelle est votre position sur la dépénalisation de l’usage de toutes les drogues – y compris les drogues «dures»?
Entendons-nous sur le sens du terme dépénalisation. Oui, je suis en faveur de la liberté de consommer des drogues, de prendre des risques pour soi-même sans nuire à d’autres, sans être considéré·e comme un criminel·le. C’est à mes yeux un·principe qui relève des droits humains. Je suis aussi en faveur d’une réglementation du marché de très nombreuses drogues actuellement illégales, car les laisser entre des mains criminelles accroît énormément les dommages qu’elles causent aux individus (santé, stigmate, marginalisation, peines disproportionnées) et aux sociétés (violence, corruption, irruption de l’argent de la drogue dans l’économie légale, santé publique). Il s’agit cependant d’avancer prudemment dans la voie de la réglementation. Elle devra tenir compte de la dangerosité du produit, de la nécessité de promouvoir la prévention, la réduction des risques et l’accès au traitement pour les personnes dépendantes ou à consommation problématique. Elle devra dans tous les cas éviter les faiblesses des législations sur le tabac et l’alcool et empêcher que la liberté d’entreprendre et ses lobbys n’ouvrent un marché lucratif et particulièrement séduisant pour les enfants et les jeunes. Commençons donc par le plus facile, le moins toxique et le plus évident au vu de l’importance de la consommation récréative: la règlementation du marché du cannabis.
Quelles étapes et principes voyez-vous pour la réglementation du marché du cannabis en Suisse?
Présidente de l’association ChanGE responsable de l’essai pilote genevois, j’espère qu’il démontrera qu’il est possible de déceler des consommations problématiques et d’orienter ces personnes vers des services aptes à les aider, de faire œuvre de prévention et de développer un modèle de vente sans but lucratif. Le Conseil d’Etat et le Conseil administratif de la Ville de Vernier soutiennent le projet et sont représentés au sein de l’association, qui compte en outre des membres individuels apportant leur expérience dans divers domaines et des personnes élues par les participants et participantes. La partie scientifique est indépendante de l’association et les chercheuses·eurs, en sociologie et en addiction, ne participent aux séances qu’avec une voix consultative. C’est à elles·eux qu’incombe la sélection des quelque 1200 participantes et participants. L’association a conclu un contrat avec le fournisseur qui assure la production et réalise le contrôle de qualité et le conditionnement. Par ailleurs, un mandat d’organiser le fonctionnement du magasin, la Cannabinothèque, a été confié à une entreprise expérimentée dans la vente de CBD.
J’espère que l’essai pilote genevois, comme celui de Lausanne dont nous partageons les principes de santé publique et de fonctionnement participatif et non lucratif, inspirera la future révision de la Loi sur les stupéfiants, à laquelle le Conseil national s’est déjà attelé.
Une réalité trop souvent fantasmée
Selon l’Office fédéral de la statistique, en 2022, en Suisse, 1,9% de la population de 15 à 64 ans a consommé de l’héroïne, de la cocaïne, de l’ecstasy ou d’autres drogues «dures» (par exemple speed, LSD, amphétamines, champignons hallucinogènes) dans les douze derniers mois. Ce chiffre est en hausse de 0,4 point de pourcentage par rapport à 2017. La consommation est plus élevée chez les jeunes de 25 à 34 ans (4,2%) et chez les hommes (2,6%) que chez les femmes (1,2%). 116 hommes et 44 femmes sont décédé·es en raison directe de leur consommation de drogues (overdose, empoisonnement ou les deux). En plus de l’âge et du genre, le niveau de formation, la précarité et la région linguistique influencent également fortement le taux de consommation.
Voilà, pour ce qui concerne les drogues dites «dures». Si on s’intéresse à l’alcool, le nombre de décès qui lui sont directement attribuables s’élevait à 1553 en 2017, il était encore bien plus élevé pour le tabac avec 9496 décès recensés (dont 29% dus à des cancers des poumons). Cette simple comparaison avec le nombre de décès dus aux drogues dites dures permet de prendre du recul avec le discours trop souvent alarmiste et criminalisant à leur sujet. La distinction même entre drogues «dures» et «douces» doit être remise en question. Elle est utilisée pour classifier les substances selon leur potentiel de dépendance et de dangerosité, mais cette dichotomie simpliste ne rend pas compte de la complexité des problèmes d’addiction, ni des enjeux sociaux et de santé publique qui y sont liés.
Depuis les années 1990, la Suisse a osé introduire des politiques innovantes d’accompagnement des usager·ères de drogues, notamment la politique dite des quatre piliers sous l’impulsion de Ruth Dreifuss (lire ci-dessus). Alors que les appels à la légalisation du cannabis se renforcent et que la consommation des opioïdes augmente en Suisse, la gauche doit continuer à s’efforcer de développer des politiques progressistes en matière de drogue. Cela nécessite de mettre l’accent sur la prévention, le traitement et l’intégration sociale plutôt que sur la criminalisation.
Introduction au dossier «Drogues: légalisation ou tolérance» (extrait), Pages de gauche n° 191.