Relancer la mise
L’actualité éditoriale autour de l’œuvre d’Italo Calvino – 2023 fut l’année du centième anniversaire de sa naissance –, avec les parutions de sa correspondance et d’un recueil d’inédits consacrés à sa région d’origine1>Italo Calvino, Le métier d’écrire: correspondance (1940-1985), trad. Ch. Mileschi et M. Rueff; Liguries (édition bilingue); trad. M. Rueff, Editions Nous, 2023., sans compter le large écho qu’elle eut dans la presse, ne laisse guère place au doute. Voici un auteur qu’il ne faut manquer de relire, ceci pour toutes sortes de raisons. S’il fallait toutefois en choisir une, j’opterais volontiers pour les relations complexes que Calvino sait nouer avec ses lecteurs et lectrices.
Là est, sans surprise, l’évidente materia prima de ses échanges épistolaires, comme nous le rappelle Martin Rueff dans sa belle préface à l’imposant volume de la Correspondance. S’il va de soi que «dans une correspondance on ne se contente pas d’écrire [et qu’]on écrit à quelqu’un», encore faut-il ajouter que le ou la destinataire de la lettre n’est pas le simple vis-à-vis de l’écrivain mais ce sans quoi l’écriture serait tout simplement impossible. Oui, «on a besoin de quelqu’un pour [écrire et] s’écrire»2>Martin Rueff, «Préface» in Italo Calvino, Le métier d’écrire, op. cit..
Force est de détailler un autre type de relations liant écriture et lecture. On en trouve les linéaments dans la réponse de Calvino à une enquête ouverte par la revue Rinascita en 1967 sur le thème de «Pour qui écrit-on?»3>Italo Calvino, «Pour qui écrit-on?» in Tourner la page, trad. Ch. Mileschi, Gallimard, 2021, p. 235-241..
En guise de réponse, Calvino commence par tracer les contours d’une géographie tout à fait concrète, proprement livresque; celle d’une simple bibliothèque. Géographie d’autant plus vivante que la dernière lecture aura été convaincante: «On écrit un livre pour qu’il puisse se juxtaposer à d’autres livres, pour qu’il prenne place sur une étagère hypothétique et, ce faisant, la modifie de quelque façon, déloge tels autres volumes ou les fasse reculer au deuxième rang, réclame qu’on en promeuve d’autres au premier.»
Devant nous, toute une bibliothèque s’anime et prend vie. Calvino force-t-il le trait? Non, assurément pas. Car lorsqu’après avoir été lu, un livre trouve sa place sur un rayon, il va de soi que quelque chose advient. Le changement peut d’abord paraître anodin. Il suffit pourtant de laisser un peu de temps à cette lecture pour qu’elle se ramifie et se multiplie. Avec pour résultat qu’à ce livre lu (ou déplacé dans la bibliothèque), en succédera un autre, puis un autre encore.
Car la personne pour qui Calvino imagine écrire ne cesse en réalité de lire, lire, lire… Non que ces lectures en enfilades soient faciles. Bien au contraire. Calvino fait partie de ces auteurs qui rejettent l’attitude pédagogique supposant un lecteur moins cultivé et écrivant en conséquence. «L’écrivain, nous confie-t-il plutôt, parle à un lecteur qui en sait plus que lui, il s’invente un soi qui en sait plus qu’il n’en sait lui-même, pour parler à quelqu’un qui en sait davantage encore. La littérature ne peut jouer qu’à la hausse, pointer sur le renchérissement, relancer la mise».
C’est le sentiment que l’on a en lisant le recueil Liguries. Calvino ne pensait point faire un livre de ces quelques textes et pourtant c’en est véritablement un. Tout d’abord parce que ce livre est capable de faire sa place dans n’importe quelle bibliothèque. Ensuite parce qu’en le lisant on fait sien le point de vue de l’auteur sans manquer de le décaler ou de le déplacer, voire d’en changer.
Le singulier point de vue calvinien s’ancre cette fois-ci dans l’arrière-pays qui l’a vu grandir, dans une terre située en surplomb et à courte distance d’un rivage qu’elle semble tenir en respect. Avec lui nous sommes à proximité des faïsses – ces bandeaux de terre fertile soutenus par des murs en pierres sèches où le ciment s’efface devant le labeur des murailleurs – là où le soleil ne donne pas toujours, là où souvent l’ombre domine.
C’est grâce à cet ubac mi-fantasmé mi-réel, ainsi qu’à la distance qui le fonde – distance d’avec le soleil et d’avec la mer –, que Calvino perçoit mieux la possibilité de se resituer dans ce «monde à part» et pluriel qu’est la Ligurie.
Se resituer, autrement dit relire le monde. Le lire de nouveau afin d’y voir la «possibilité de [se] trouver différemment exposé et orienté». Alors oui, il vaut vraiment la peine de relire Calvino et de relancer la mise.
Notes
Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.