Les écogestes sauveront-ils la planète?
Le discours autour de l’éducation au développement durable tend à mettre en avant les écogestes. Pour autant, cette éducation sur les écogestes permettra-t-elle de sauver la planète?
Les écogestes, un principe d’action écologique? La centration sur les écogestes que l’on remarque dans l’éducation au développement durable est entretenue à la fois par des discours médiatiques, politiques et philosophiques. Les écogestes se justifieraient dans la mesure où chacun·e, à son niveau, aurait un poids dans les dégradations environnementales du fait de son mode de vie individuel.
Sur le plan philosophique, certains auteur·es – parfois influencé·es par la tradition chrétienne – considèrent qu’il existe chez l’être humain une tendance ontologique au dépassement, l’hybris. Or, l’être humain, confronté aux limites planétaires, devrait apprendre l’auto-limitation. Dans une telle conception, la simplicité volontaire, la sobriété individuelle deviennent une vertu morale et civique.
D’autres philosophes, s’inspirant de la psychanalyse, voient l’avènement de la société de consommation à partir des années 1950 comme un processus ayant conduit à libérer des pulsions inconscientes réprimées qui s’expriment alors à travers la consommation et avec lesquelles la publicité joue pour entretenir la demande.
Que pèsent les actions individuelles? Un cabinet de conseil français, Carbone 4, a tenté, dans une étude de 2019 intitulée «Faire sa part», de chiffrer la part des actions individuelles dans les émissions de gaz à effet de serre, relativement à la part des infrastructures et de l’industrie (y compris l’agroindustrie). D’après l’étude en question, les actions individuelles compteraient pour 25% à 45% des émissions. Cela signifie que si les gens adoptaient personnellement des comportements écologiques absolument vertueux, ils et elles n’auraient qu’une action maximale de 45% sur le climat.
La focalisation sur les comportements individuels tend à oublier néanmoins que ces comportements sont conditionnés tout d’abord les infrastructures (de transports, d’énergie…) Le fait qu’une personne utilise ou non sa voiture est notamment lié à l’existence de transports en commun et à l’étalement urbain. On ne peut donc pas blâmer les utilisateur·trices de voitures si elles n’ont pas d’alternatives.
L’insistance sur le poids des infrastructures, avec la critique par exemple des «grands projets inutiles et imposés» (GPII), renvoie chez certains penseurs à la dénonciation d’une orientation historique qui a abouti à la constitution d’une mégamachine (Mumford, Latouche) ou d’un système technicien (Ellul) caractérisés par une tendance à la démesure.
Mais nos modes de vie individuels sont également conditionnés par l’organisation du mode de production économique. Pour les écomarxistes, comme le philosophe Paul Guillibert, ce n’est pas la demande qui crée l’offre, c’est le mode de production capitaliste qui a transformé nos modes de vie collectifs. Certains auteurs tentent de fusionner ces deux critiques au sein de la notion de technocapitalisme.
Le poids des inégalités socio-environnementales. En outre, le mouvement des Gilets jaunes est venu rappeler une question aux décideurs publics: est-ce que nous sommes tous·tes responsables à égalité des dégradations environnementales? Est-il juste de prendre des mesures qui touchent à égalité tout le monde, voire en priorité les classes populaires?
Dans leur étude sur les inégalités mondiales de 2022, Thomas Piketty et Lucas Chancel mettent en avant que si, trente ans plus tôt, les plus grandes inégalités environnementales se situaient entre les pays du Nord et ceux du Sud, ces inégalités traversent aujourd’hui avant tout les classes sociales. Selon la revue géopolitique Le Grand Continent, «en comparant les niveaux [d’inégalités de revenu et de richesse] avec le budget [d’émissions] par habitant compatible avec la cible de 2° C de réchauffement, nous observons que la moitié la plus pauvre de la population de chaque région [du monde] se situe en-dessous ou près du seuil. […] Au niveau mondial, les inégalités d’émission de carbone entre individus offrent un tableau frappant: les 50% les plus pauvres contribuent à 12% des émissions totales (1,6 tonne par an). Les 10% les plus riches émettent 47,6% des émissions mondiales (31 tonnes par an).» En France, des économistes comme Eloi Laurent (Social-écologie, Flammarion, 2011) ou Lucas Chancel (Insoutenables inégalités, Les Petits matins, 2017) insistent sur le poids des inégalités socio-environnementales.
D’autres études (comme celle de Philippe Coulangeon ou, avant lui, de Grégoire Wallenborn et Joël Dozzi) montrent qu’il n’y a généralement pas de lien entre la conscience écologique et le niveau de pollution individuel. En réalité, ce qui détermine si les personnes ont un mode de vie plus ou moins polluant n’est pas leur conscience écologique, mais leur niveau de revenus.
Ainsi, non seulement les modes de vie sont conditionnés par les infrastructures techniques et le mode de production capitaliste, mais leurs impacts écologiques varient fortement entre les classes sociales. De fait, les discours basés sur les efforts écologiques individuels devraient davantage constituer l’apanage des groupes sociaux les plus aisés.
* Sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris. Dernière publication: Le féminisme libertaire, éd. Le Cavalier Bleu, Paris, 2024.