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Vers une déstigmatisation sociale de la folie

La souffrance psychique et sociale ne cesse de croître et nous ne la voyons pas, relève Miguel D. Norambuena, qui plaide pour une «salutaire révolution démocratique des mentalités».
Société

«Arriver à penser rigoureusement à partir de notre vie elle-même», telle est la devise d’Augustin Berque (2015). Il s’agit ici de penser le monde, de se penser soi-même, de penser la vie et le quotidien tout en restant en dehors du paradigme cartésien, où l’homme grandit sans percevoir ni se sentir concerné par le monde qui l’entoure. Ce paradigme, comme tout dans la vie, a vécu un temps de gloire, celui de l’émergence de la pensée scientifique. Désormais, après avoir atteint son seuil de croissance critique, il devient son contraire.

En effet, pour l’«homme moderne», aucune autre réalité ne semble exister en dehors de lui-même. Pis encore, avec le sentiment de peur que la globalisation économique en cours provoque, les personnes en difficulté psychique et sociale sont encore plus fortement qu’auparavant mises de côté, payant le prix de cette peur généralisée, intériorisée, et qui rend sourd à toute réalité ne nous concernant pas directement.

Pourtant, dans nos contrées, la souffrance psychique et sociale ne fait que croître. Et face aux dégâts subjectifs produits – perte de lien, de sens, et vide existentiel (Franca Madioni) –, les remèdes proposés font bien pâle figure. Même les cures analytiques, qui furent un temps sources d’épanouissement subjectif, ne font que tourner en rond dans le divan (Florent Gabarron-Garcia), un divan reclus sur lui-même et à mille lieues des contingences du réel.

Un réel qui est aussi composé de personnes au chômage, à la retraite, ainsi que de personnes à l’assurance-invalidité, qui vivent avec des troubles psychiques et des troubles importants de la personnalité. Or voir ces personnes, c’est voir des pans entiers d’une réalité sociale oubliée. Cette réalité, en raison de notre «ensorcellement capitalistique» (Isabelle Stengers) et de la précarité vis-à-vis de notre propre destinée, nous peinons à la voir. Car pour la voir, nous devons nous donner la peine de reconnaître les compétences intrinsèques de ces personnes, et être en mesure de pouvoir créer socialement, politiquement et institutionnellement les conditions d’empathie et de lien social propices à la production d’un véritable et réciproque dialogue constructif.

En effet, malgré une myriade de comportements défensifs vis-à-vis d’une norme vécue et perçue par eux comme agressive, envahissante et stigmatisante, les personnes qui vivent dans une radicale altérité demeurent, tout aussi étonnamment que cela puisse paraître, les derniers bastions d’une pensée clairvoyante et critique. Pour nous autres, intégrés et protégés par les études, l’emploi et le salariat – et ici peu importe s’il s’agit de professionnels de la psyché ou pas –, pouvoir entendre ces personnes est une chance. Toutefois, il est possible de saisir cette chance seulement si nous acceptons leur présence dans la cité comme une source de savoir et si, au lieu de les exclure et de les infantiliser, nous les écoutions avec déférence et soin.

Face à l’abyssale production de non-sens, de vide existentiel, de béquilles et de cosmétiques en tout genre que la société de consommation, fondamentalement dysfonctionnelle et excluante, produit, la «déstigmatisation de la folie» devient une urgence démocratique. Elle est aussi, parce qu’elle nous questionne profondément, une chance pour que chacun-e puisse, au cœur du tissu social quotidien, entreprendre son propre «processus de sanation»: un processus d’émancipation social et subjectif, personnel et collectif, qui nous permettra enfin de «penser avec les pieds», c’est-à-dire en liant étroitement corps, tête et cœur, au souffle, depuis une terre ferme et fertile: un être habité et mobilisé d’une nouvelle responsabilité citoyenne, ainsi que créativement concerné par le sort du monde et de l’altérité.

* Ancien directeur du Centre psychosocial Racard, fondateur du centre Dracar, Genève.

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