Pas d’empathie pour les steaks!
«Je pense, donc je suis.» Descartes doit être complété: on ne pense pas sans émotions!
Mais «Je sens et je pense, donc je suis», c’est moins joli… On pourrait raccourcir en «Je sens, donc je suis!» C’est ce que font les défenseurs et les défenseuses des bébêtes qui veulent protéger «tous les êtres sensibles» parce qu’ils ou elles confondent sensibilité et émotions. La sensibilité, qui existe aussi chez les plantes, associe une réaction à un stimulus, sans que cette réaction comporte forcément une dimension émotionnelle. Pour souffrir, il faut penser, pas seulement sentir. Si vous plantez deux électrodes dans un steak bien frais et faites passer un courant adéquat, le steak se contracte d’une façon impressionnante: il est sensible, mais personne ne dira qu’il souffre, car il n’est plus lié aux centres cérébraux des émotions et de la douleur: un bœuf souffre d’une décharge électrique, un steak non!
La pensée ne peut pas être déconnectée des émotions, gérées par deux petits paquets de neurones à la base du cerveau: les amygdales1>Rien à voir avec celles du fond de la gorge, que l’on opère quand elles s’infectent, sinon la forme d’amande.. Ce sont elles qui gèrent les émotions et transmettent à des zones spécialisées du cerveau le message qui rend la douleur consciente, ce qui fait souffrir, ce qui agit sur la pensée en la déclenchant ou en l’altérant. Dans ce circuit compliqué, bien des interactions peuvent s’inclure, en particulier celles qui proviennent de la mémoire et des «neurones miroirs». La mémoire nous fait associer des situations, des êtres ou des objets à des événements passés, heureux ou malheureux. Elle les marque par les émotions positives ou négatives qui ont contribué à son enregistrement par des centres spécialisés. Quiconque a subi une décharge électrique un peu sévère appréhendera l’usage d’un dispositif fabriquant de telles décharges.
Et puis les neurones miroirs sont la clé principale de la compréhension des autres et de l’empathie que l’on peut éprouver pour eux. Ils déclenchent chez leur possesseur une activation des neurones moteurs qui permettent de comprendre l’action d’un vis-à-vis, sans la produire soi-même. C’est ainsi qu’une spectatrice anticipe les mouvements d’un danseur ou d’une musicienne, même si elle n’est ni danseuse, ni musicienne elle-même. Ou qu’un prédateur anticipe la trajectoire de la proie qu’il poursuit. Et cela joue aussi pour l’expression des émotions: c’est ainsi que l’on décode la tristesse, la joie, l’hostilité ou le désir d’un vis-à-vis.
Le problème, c’est si le vis-à-vis est différent, non humain ou bien humain conditionné autrement. Il peut alors avoir des codes d’expression des émotions ou des réactions conditionnées différentes. Comme exemple, j’évoquerai le temps lointain ou je pêchais à la ligne avec mon grand-père en utilisant des vers de terre comme appâts. J’avais la consigne terrible de les couper en deux, parce que, trop longs, les poissons les emportaient sans mordre à l’hameçon. J’avais constaté que les deux moitiés du ver s’agitaient et déclenchaient chez moi la même empathie face à leur «souffrance». Pourtant, seule la partie antérieure possédait des «ganglions cérébroïdes» frustes, dont personne ne sait s’ils contiennent un équivalent d’amygdale ou de cortex pensant! La «souffrance», de la partie postérieure au moins, était donc celle du steak électrifié… Mon empathie, déclenchée par une analogie avec les manifestations de souffrance des mouvements de la queue, n’était pas plus justifiée que pour le steak, à moins de confondre sensibilité et souffrance.
L’empathie humaine est manipulable à l’infini par l’éducation et la culture. Les formations des chasseurs, des sportifs, des militaires, des politiques et des policiers apprennent trop souvent à inhiber toute empathie et à la remplacer par des réflexes conditionnés d’agression, vis-à-vis de cibles que l’on voit de moins en moins de face, les yeux dans les yeux. Et on les entraîne à les tuer comme des avatars de jeux vidéo.
Notes
* Chroniqueur énervant.